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que par une connaissance minutieuse et déconcertante des faits actuels.

Cette connaissance Thiers se l’était donnée par un labeur à la fois acharné et allègre qui lui fournissait ses armes et qui était aussi la joie de son esprit éternellement curieux. C’est avec cette information infaillible, irréfutable et implacable aussi, qu’il faisait réfléchir ses adversaires, ou les réduisait à ce silence qui a les airs de la réflexion.

Ces précieuses ressources eussent encore été inutiles si Thiers n’avait pas eu infiniment d’esprit. On pardonne tout au talent, en France, même l’esprit réactionnaire, même la prudence, même la résistance aux idées nouvelles. En France, il faut être chimérique ou avoir de l’esprit : Thiers avait pris ce dernier parti. Il eut de l’esprit sous toutes les formes, éloquence captieuse adroite et séduisante, trait rapide admirable pour la réplique, raillerie gaie plutôt qu’amère, très légère et attique, épigramme parfois plus qu’humoristique où l’esprit bouffe du méridional, rarement du reste, mais à point, reparaissait, charme infini à « parer » l’anecdote et à bien placer le souvenir. Il était bien français. Ce qui désarme et conquiert le mieux les Français c’est d’être français.

C’est grâce à ces qualités secondaires que Thiers a fait passer ses qualités essentielles, le bon sens, la lucidité, la solidité, le sens du réel. C’est grâce à elles qu’il a pu être un ouvrier utile et glorieux des mauvaises heures, ce qui est le rôle le plus beau qu’un patriote puisse souhaiter. Ces ouvriers qui connaissent si parfaitement la machine, et qui, pour la si bien connaître, l’aiment passionnément, n’en inventent jamais une autre ; mais ils sont admirables, quand elle a subi un accident, pour la remonter.


EMILE FAGUET.