Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 60.djvu/391

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

revient souvent chez les hommes de sa race, traduisant peut-être la sensibilité celtique. Il est capable de sentiment profond. Jadis il a recueilli une nièce, dont la mère était restée blessée de ses couches, et il n’a jamais pu se décider à rendre l’enfant. Il en parle quelquefois avec des mots brefs, mais dont l’accent est tendre. Il la désigne toujours de ce nom : ma fille.

Mais la volonté domine, et vient encore de s’affirmer avec élan. Il s’agissait d’un parent lointain, un patron de l’Ile Tudy, perdu, l’an dernier, avec quatre hommes de son équipage :

« Y avait gros temps ; ils étaient près de la côte ; y avait qu’à gagner le large. Les hommes ont perdu la tête. Ils l’ont forcé à faire demi-tour pour rentrer. On a su qu’il leur a dit : — Nous ne pourrons pas : nous serons dressés sur les roches, mais puisque vous me poussez… — Vous me poussez ! c’est pas à moi qu’on ferait ça ! » — Et avec un sursaut : « Quand je suis patron, moi, personne ne parle à mon bord. Je suis le maître ! »

Le trait breton chez lui, c’est que cette énergie s’allie au respect des hiérarchies et consignes, il est fier, indépendant, mais, avant tout, marin, ne rêvant pas d’une autre condition, toujours prêt aux plus dures besognes du métier, simplement loyal à ce métier qui l’a formé dès l’enfance. La semaine dernière, nous avons remonté jusqu’à la ville. Il m’avait dit le matin que ça calmirait : je ne l’avais pas cru. Au moment de rentrer, le vent a manqué, et nous avions encore une heure de flot contre nous. Pas un geste d’humeur. Au bout du quai, il a sauté à terre, s’est attelé à la haussière, et courbé sous l’effort, d’un pas obstiné, il a remorqué le lourd bateau le long des deux kilomètres du chemin de halage : après quoi, deux heures durant, sans permettre que je le relaye, sans parler, il a nagé, de son rythme patient, égal, infatigable.

Voilà la vieille vertu bretonne : ne pas compter sa peine, se donner cordialement à sa tâche, oublier qu’elle n’est qu’une condition d’un marché dont on pourrait s’acquitter tout juste. Sans doute, c’est aussi qu’il ne s’agit pas d’un travail de la récente espèce, mécanique, impersonnel, mais d’une besogne à laquelle l’homme est adapté de père en fils, et qui le laisse dans la nature, comme celle du paysan, qui, lui non plus, ne marchande pas sa peine. Et puis, dans ces vieux métiers, le plus souvent, le chef ou le patron est tout proche, intelligible, presque pareil ; on vit en société avec lui. Un lien de fidélité,