Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 60.djvu/398

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entendait plus les sifflets de commandement, on savait plus ce qu’on faisait ; on sentait plus ses doigts, on pouvait plus respirer ; c’était plus de l’air, c’était comme un mur qui vous arrivait dessus, qui vous étouffait. Vingt-quatre, nous étions, à travailler là, la tête en bas. Quand on voyait le pont, tout en bas, le bateau qui avait l’air soûl, ça faisait tourner la tête, et toute la mâture à virer dans le ciel, les vergues, à chaque coup, presque à loucher la mer…

« Il était près de moi, Jean mon frère. Je sais pas ce qu’il a eu : il a quitté le marchepied, — vous savez, le filin qui court sous la vergue. Tout d’un coup, je l’ai vu à genoux sur le hunier. J’ai voulu le saisir : j’avais pas tendu la main qu’il était parti. La tête la première, qu’il est tombé I Ecrasé sur le pont. Les os avaient percé le ciré. Il avait plus de figure. Il a laissé beaucoup d’enfants. Sur l’Aphrodite était arrivé ça… »

Ces derniers mois sont dits avec lenteur. Il se tait, la forma bouche desserrée, les yeux bleus perdus dans un rêve…

Autour de nous, les suprêmes magies du soir. En haut, en bas, les profondeurs ardentes, la mer n’étant plus que le ciel renversé. Entre ces deux néants flottent les calmes iles, dont les grands pins frangent mystérieusement de noir l’effluve crépusculaire.

L’homme reprend, ne voyant rien du dehors :

— Comme la vie du marin est triste, aussi ! Quatre frères noyés : je suis le seul sur sept enfants, — le dernier du nom ! Le plus jeune cuit aux chaufferies, à vingt-cinq ans. Il a été réformé ; et puis décédé à l’hôpital maritime, à Quimper. Je suis été le voir : si maigre qu’il était devenu, une figure comme un mort, et toussant, toussant ; les sangs brûlés, je vous dis, à la chambre de chauffe. Il a voulu me parler. Il a pas pu. Il me regardait, me regardait… A vingt-cinq ans. Lui, Nédélec, une si belle personne… un homme plus fort que moi !

Comme emporté par l’idée de celle force, il saute d’un bond sur l’arrière du bateau, et là, avec un geste passionné, toute sa fière stature superbement profilée sur le ciel :

— Oui, plus fort que moi ! Un Hercule, je vous dis ! Le premier batailleur du pays. Et qui savait causer aussi sur la politique, sur les prêtres ! On m’appelle mauvaise tête parce qu’y en a pas un qui pense comme moi, au pays, sur la religion. C’est de lui que j’ai pris mes idées. Il avait beaucoup de