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d’heures de voyage en troisième classe, à travers la moitié de l’Europe, pour échouer comme une épave au pied de ce portrait, je me diluais dans la même ombre. Chose étrange ! au bout d’un moment, quand j’allumai le bec de gaz qui pendait du plafond, et que l’homme au grand chapeau reparut sur le mur, je le revis avec plaisir. Dans ma chambre, je n’étais plus seul. Ce visage hostile et dur me ramenait brutalement à de vieilles pensées familières. Déjà, entre lui et moi, un colloque s’était établi ; sa présence insolite donnait du ton à mon arrivée maussade, et comme l’apparence d’une romanesque aventure. Certes, je ne m’étais pas attendu à trouver, dans cette chambre quelconque, un hôte d’une pareille importance ! Grâce à lui, dans cette pièce étrangère et banale, j’avais déjà éprouvé une émotion, c’est-à-dire commencé de vivre. L’enlever à la muraille, ce n’était pas seulement ajouter au vide du mur, c’était raréfier l’atmosphère, agrandir le désert autour de moi. Soit ! pensai-je, nous vivrons ensemble : on ne perd jamais son temps dans la compagnie d’un tel seigneur.

Je le laissai donc à sa place, et je dois dire que, pendant les quatre années que j’ai passées dans cette chambre, nous avons fait un excellent ménage. Ce portrait a été pour moi un compagnon silencieux et éloquent, avec lequel, de fois à autre, il était bon d’échanger quelques idées. J’ai reçu maint et maint conseils de tous les plis de cette figure brutale qui, à certaines heures et sous certaines lumières, prenait une grande finesse et même de la mélancolie. Jeune Français formé par les idées qui avaient cours chez nous à la fin du siècle dernier, j’arrivais tout rempli des plus niaises idées politiques et sociales ; mais sous ce dur regard, il y avait des naïvetés qui n’étaient plus permises ! J’étais là sous les yeux d’un juge et d’un sévère conseiller. Quand ma pensée flottante errait vaguement devant moi, tout à coup je rencontrais les yeux clairs sous le chapeau noir. Alors mon esprit vagabond, sans cesse à la poursuite de quelque chimère romantique, rentrait dans le chemin étroit de la réalité. Et même, à mon insu, dans les longues heures silencieuses et mélancoliques de l’exil, ce regard agissait sur moi, me pénétrait, m’aidait à voir la vanité d’idées, qui, dans une chambre d’étudiant, entre la Seine et le Luxembourg, pouvaient bien exercer un attrait irrésistible, mais n’étaient pas de mise ici, devant ce redoutable étranger. Mon sévère compagnon m’arrachait à la tyrannie