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joufflu, à califourchon cette fois et jambes découvertes, est du cortège.

Mes pensées ont de la peine à se fixer. Elles vont du passé lointain, si près de nous cependant, à ce présent évocateur des temps évangéliques. Lointaines déjà, les voix assourdies des cloches continuent à chanter leur cantique mourant. Je revois les silhouettes spectrales des moines qui s’assemblent, le geste biblique du Père promenant sa main sur l’horizon ; et, cédant à la magie de mon rêve, je me figure que nous allons, pareils à de pauvres Rois Mages, porter au Jésus de Noël l’humble tribut de nos adorations mystiques. Puis, Je grand silence reprend de la forêt athonite. Plus de soleil. De l’Est, les nuées de novembre sont revenues et avec elles de fines gouttelettes hésitantes. Lorsqu’à la ligne de faite, près d’une croix marquant la rencontre de chemins, nous laissons souffler nos bêtes, Karyès, la ville des noyers, se montre comme une fiancée d’Orient toute voilée, sur un coussin de chênes rouilles, de noyers jaunis, de châtaigniers bruns et de lugubres cyprès. Une glissade de nos mulets nous y conduit rapidement.

Karyès ! Oh ! la singulière petite cité ! Village de montagne, agglomération de couvents, colonie religieuse ? on ne sait au juste. Il y règne le mystérieux silence de l’Athos et l’onctuosité dévote d’un monastère. Des ruelles au cailloutis tourmenté se fraient, malgré les pentes, un passage capricieux à travers maisons basses et jardins. Des pampres et des vignes vierges grimpent aux murs, s’élancent d’un toit à l’autre, s’épandent en arceaux de verdure. Quelques boutiques sans étalages, sans enseignes, sans acheteurs, sans bruit, sans vie. Partout, aux balcons, sur le seuil des portes, aux carrefours, des moines muets, dont les robes traînantes s’enflent et claquent au vent. Parmi ces groupes sombres ondulant comme une mer de l’Érèbe, des laïcs de tout âge sont mêlés. On sent autour de soi une atmosphère étrange de nécropole, de cité de fantômes. Karyès est en léthargie ; Karyès est en extase silencieuse ; Karyès, la masculine cénobitique, pour se préserver de l’ardent baiser de la femme, s’est fait un visage de cadavre. Et voilà que mon âme, échappant pour un instant à la religiosité de la Montagne Sainte, subit l’impression d’une ville marquée de la malédiction divine, dévastée par quelque fléau d’épouvante, d’une ville étiolée où nulle vie n’éclôt, où l’on ne sait que mourir. Il fait