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le spectacle de la vie intéresse passionnément. Des scènes qui se sont déroulées sous ses yeux durant son enfance en Chinonais, de tous les milieux qu’il a traversés au cours de sa vie errante, de tous les lieux où il a passé, sa mémoire de romancier a gardé des souvenirs très vifs. Et toute cette réalité est le fond, la substance même de son livre.

C’est à montrer cela, et à déterminer exactement la part du réel dans son œuvre que l’on travaille depuis longtemps[1]. M. Abel Lefranc, le premier, a fait voir que ses fantaisies sont toujours brodées sur une trame de vérité, que, dans ses deux premiers livres, Gargantua et Pantagruel, on peut retrouver, en quelque sorte, ses souvenirs d’enfance et de jeunesse ; que le Tiers Livre a été un ouvrage « d’actualité, » si l’on peut dire, composé pour prendre parti dans la « querelle des femmes, » la grande dispute sur l’amour platonique qui passionna, tant d’intellectuels au xvie siècle (et plus tard) ; qu’enfin le Quart et le Cinquième Livre content une « navigation » dont le fond est fort vraisemblable, et que Rabelais s’y montre parfaitement au courant des voyages et des découvertes des grands marins, ses contemporains, et fort préoccupé de ce fameux passage du Nord-Ouest qui était la plus importante question de la science géographique à l’époque où il écrivait.

Peut-être trouvera-t-on que de telles découvertes ajoutent quelque chose à la grandeur et à la beauté de son œuvre, et que Rabelais, que l’on vantait jusqu’ici pour la seule fantaisie de ses fictions, ne perd rien à nous apparaître désormais réaliste à la façon de nos grands romanciers français.


ii. — les enfances de gargantua

On a longtemps cru que maître François était né d’un apothicaire, ou plutôt d’un cabaretier qui tenait boutique à Chinon, en Touraine, à l’enseigne de la Lamproie. Des documents

  1. La Société des Études rabelaisiennes a été fondée en 1903 ; depuis lors, M. Abel Lefranc en est demeuré le président et le signataire de ces lignes le secrétaire. Elle a mis au jour, entre diverses rééditions, les dix volumes de la Revue des études rabelaisiennes, puis, ayant élargi son programme, huit volumes de sa Revue du XVIe siècle (1913-1921). Actuellement, grâce à un don généreux, paraît la grande édition qui doit être le couronnement de son effort : Œuvres de François Rabelais, édition critique publiée par Abel Lefranc, Jacques Boulenger, Henri Clouzot, Paul Dorveaux, Jean Plattard et Lazare Sainéan ; tome I, 1912 ; tome II 1913 ; le tome III, contenant Pantagruel, est sous presse.