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lui composait une situation à part, peut-être un peu équivoque, mais certainement enviée, et assurément inconnue au commun des mortelles. Le prince de Galles, le futur Edouard VII, se plaisait dans la société de cette personne originale. Elle avait vingt-cinq ans à l’âge de son « portrait. » Plus de trente ans ont passé depuis, trente ans de vie publique et d’honneurs officiels, qui n’ont fait qu’ajouter à sa légende et à sa gloire. On s’explique donc aisément que le livre qu’elle vient d’écrire sous le titre d’Autobiographie, avec une franchise indubitable et une totale absence de circonspection, soit un de ceux qui depuis longtemps ont fait le plus de bruit d’un bout à l’autre de l’Angleterre. On se l’arrache : trois éditions s’en sont enlevées en trois jours. C’est un succès de curiosité qui s’ajoute à tous les triomphes de la jeune fille et de la femme, et dont chez nos voisins on citerait peu d’exemples.

Il faut dire que le genre y est assez nouveau. Outre que la femme d’un ministre, qui a été pendant sept ans à la tête des affaires de l’Empire, devait naturellement s’attendre à être plus critiquée qu’une autre, il est certain que le public anglais est moins habitué que le nôtre à cette littérature spéciale des « Souvenirs. » C’est une des choses dont l’étranger nous accorde le monopole. L’entreprise avait de quoi surprendre un public peu accoutumé à ce genre d’écrits. Mme Asquith a le don et le talent d’écrire. Après la chasse à courre, ce qu’elle préfère au monde, c’est la littérature. Elle a même essayé du roman. Le « journal » est la marque de la vocation de l’écrivain, auquel il manque pourtant la faculté de créer. Celui de Margot Asquith, comme il est ordinaire, n’était pas un secret pour quelques amis particuliers. L’auteur l’avait communiqué à Henry James. M. John Morley, cet homme d’un goût si fin, lui écrivait, après une consultation semblable : « Vous m’avez fait un immense plaisir. Votre livre est un exemple brillant de ces études de caractères où la France nous est tellement supérieure. Il ne tiendrait qu’à vous d’être notre Sévigné et, si j’étais un éditeur, je ne manquerais pas de vous offrir la fortune et la gloire. »

Il faut, dans ces jugements, faire la part de l’amitié. On est cependant surpris que M. John Morley n’ait pas fait une remarque essentielle. Beaucoup de femmes chez nous ont écrit leurs Souvenirs : on n’en voit guère (hormis certaines professionnelles) qui les aient publiés de leur vivant. Nous sommes moins délicats aujourd’hui. La vie est devenue plus brutale et plus dure. Je pense que l’autour s’est résigné sans trop de peine à choquer l’opinion.