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À ces mots, le vieillard fait un geste qui découvre son brassard : la voyageuse reconnaît le général Booth en personne, le fameux commandant de l’Armée du Salut. La discussion continue sur le thème de l’enfer. Brusquement, le général s’interrompt :

— Quel homme est-ce que votre beau-frère ?
MARGOT. — Un très beau cavalier et un grand connaisseur en chevaux.
LE GENERAL BOOTH. — Est-il bon ?
MARGOT. — Le meilleur des hommes. Mais, général, je vois où vous voulez en venir : vous voulez savoir ce que nous valons, ma famille et moi, comme matière à convertir, et vous cherchez par quel bout me prendre. Aussi, j’aime mieux vous prévenir : une conversion me paraît une chose très hasardeuse. C’est comme les mauvaises plaisanteries : on ne sait jamais comment ça tourne. Changeons de sujet, voulez-vous ? Parlez-moi de votre femme, de votre société.

Après quelques instants de conversation, où le général découvre à son tour le nom de son interlocutrice, il lui dit tout à coup :

— Faites-vous votre prière ?
MARGOT. — Toujours.
LE GENERAL BOOTH. — La feriez-vous ici, dans le train ?
MARGOT. — Mon Dieu ! si cela vous faisait plaisir…
Ils s’agenouillèrent côte à côte.
Il priait bien d’aplomb, la tête droite, sa belle chevelure rejetée en arrière. Jamais je n’oublierai cette prière. Je n’obéissais pas par simple déférence : j’étais émue et je priais. Lui, était demeuré parfaitement naturel : humble sans excès de concentration en lui-même ; reconnaissant de mon action, mais sans vite complaisance ; original sans bizarrerie ; plein d’idées, sans rien de décousu ; magnifique de tendresse et d’imagination, et véritablement merveilleux et touchant.
Il avait fini. Nous nous relevâmes.
Je saisis sa main que je pressai chaudement dans les miennes. Je le remerciai. Nous nous rassîmes en silence. Pour dire quelque chose, je le priai d’écrire une phrase sur mon album. Il le fit. Puis, tout à coup :
— Vous est-il arrivé souvent de faire votre prière en chemin de fer ?
MARGOT. — Non, jamais. En général, je dis ma prière tout bas, mais je l’ai faite tout haut à l’usine avec mes ouvrières, et il n’y en a pas une qui ne l’ait pris comme il faut.
LE GENERAL BOOTH. — Monteriez-vous à Rotten-Row avec le chapeau de l’armée ?
MARGOT. — Ça, jamais ! Il est hideux, ce chapeau !… Je ne vois d’ailleurs pas en quoi cela sauverait des âmes ou attirerait des donateurs.
LE GENERAL BOOTH. — Ce serait une réclame.
MARGOT. — Cela nous couvrirait de ridicule.
LE GENERAL BOOTH. — Le Christ ne craignait pas le ridicule.
MARGOT. — Il ne faisait pas de réclame…