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C’est dans ces conditions que, le 28 décembre 1913, M. Doumergue, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, m’offrit de remplacer à l’ambassade de Saint-Pétersbourg M. Delcassé, dont la mission temporaire allait finir. Tout en le remerciant de sa confiance, je le priai instamment de reporter son choix sur un autre diplomate ; je fis valoir un seul argument, mais qui me semblait décisif :

— La situation générale de l’Europe, lui disais-je, annonce une crise prochaine. L’opinion française n’y est aucunement préparée. Sous l’empire de considérations que je n’ai pas le droit de juger, la majorité républicaine du Parlement incline de plus en plus à diminuer la puissance numérique et matérielle de notre armée ; la France risque ainsi d’être placée en présence d’une alternative terrible : le désastre militaire ou l’humiliation nationale. Les idées qui prévalent à la Chambre et le pouvoir grandissant du parti socialiste me font craindre que le gouvernement n’accepte alors l’humiliation nationale ou, du moins, qu’il ne soit réduit à l’accepter. Or, le sacrifice de l’alliance franco-russe serait assurément la première condition que nous imposerait l’Allemagne ; cette alliance n’aurait plus d’ailleurs aucune raison d’être, puisqu’elle a pour unique objet de résister aux prétentions démesurées du germanisme. Mais, en nous détachant de la Russie, nous perdrions la sauvegarde nécessaire et irremplaçable de notre indépendance politique. Je ne veux pas être, comme ambassadeur, l’instrument de cette œuvre néfaste.

M. Doumergue s’efforça de me tranquilliser. Je ne persistai pas moins dans mes objections, qui, du reste, ne visaient nullement sa personne ; car je connaissais la solidité de son patriotisme et la droiture de son jugement. Pour plus de précision, je me permis d’ajouter :

— Aussi longtemps que vous garderez le portefeuille des Affaires étrangères, je n’aurai rien à craindre. Mais je ne saurais oublier que vous avez, comme collègue des Finances, M. Caillaux, qui demain, peut-être, à la suite du plus futile incident parlementaire, viendra vous remplacer dans ce bureau où nous sommes… Voilà seulement deux ans que je gère la Direction politique et j’ai déjà eu quatre ministres à servir. Oui, quatre ministres des Affaires étrangères en deux ans !… Quels seront vos successeurs ?