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avant le dîner faire un tour de promenade aux Iles ; je descends de voiture dans l’allée ombrageuse et solitaire qui longe le Palais d’Iélaguine. L’heure est charmante. Une clarté soyeuse coule à travers les rainures touffues et luisantes des grands chênes. Aucun souffle d’air ne remue les branches ; mais, par instants, l’on respire des effluves humides qui semblent la fraîche haleine des plantes et des eaux.

Mes réflexions sont d’un pessimisme radical. Quelque effort que je fasse pour les contredire, elles me ramènent toujours à cette conclusion : la guerre. Le temps des combinaisons et des artifices diplomatiques est passé. Auprès des causes lointaines et profondes qui ont déterminé la crise actuelle, les incidents de ces derniers jours ne sont rien. Il n’y a plus d’initiative individuelle, il n’y a plus de volonté humaine qui puisse résister au mécanisme automatique des forces déchaînées. Nous autres, diplomates, nous avons perdu toute action sur les événements ; nous ne pouvons plus qu’essayer de les prévoir et insister pour que nos Gouvernements y adaptent leur conduite.

D’après les télégrammes des agences, il semble qu’en France le moral soit bon. Pas de nervosisme, pas d’affolement ; une confiance calme et forte ; une parfaite solidarité nationale. Et dire que c’est le même pays qui, hier, se passionnait pour les scandales du procès Caillaux et s’hypnotisait devant le cloaque du Palais de Justice !

Dans toute la Russie, le sentiment public s’exaspère. Sazonow s’applique et réussit encore à modérer la presse. Il est obligé toutefois de donner aux journalistes un peu de pâture pour calmer leur fringale et il leur a fait dire : « Si vous le voulez, tapez sur l’Autriche ; mais soyez modérés envers l’Allemagne. »


Mardi, 28 juillet 1914.

A trois heures de l’après-midi, je vais au ministère des Affaires étrangères. Buchanan est en conférence avec Sazonow.

L’ambassadeur d’Allemagne attend son tour d’être reçu. Je l’aborde franchement :

— Eh bien ! Vous êtes-vous enfin décidés à calmer votre alliée ? Vous seuls êtes en situation de faire entendre à l’Autriche des conseils de sagesse.