Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 61.djvu/270

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Grand-Duc Nicolas, généralissime des armées russes, se jette sur moi et m’embrasse à me broyer. Alors, c’est un redoublement d’enthousiasme, que dominent les cris de : « Vive la France !… Vive la France !… »

A travers la cohue qui m’acclame, j’ai grand’peine à me frayer un passage derrière les souverains et à gagner la sortie.

J’arrive enfin à la place du Palais d’hiver, où une multitude innombrable se presse avec des drapeaux, des bannières, des icônes, des portraits du Tsar.

L’Empereur paraît au balcon. Instantanément, tout le monde s’agenouille et entonne l’Hymne russe. En cette minute, pour ces milliers d’hommes qui sont là prosternés, le Tsar est vraiment l’autocrate marqué de Dieu, le chef militaire, politique et religieux de son peuple, le souverain absolu des corps et des âmes.

Tandis que je rentre à l’Ambassade, les yeux pleins de cette vision grandiose, je ne puis m’empêcher de songer à la sinistre journée du 22 janvier 1905, où la population de Pétersbourg, conduite par le pope Gapone et précédée aussi par les saintes images, s’était massée comme aujourd’hui devant le Palais d’hiver pour implorer « son père, le Tsar, » et où elle fut mitraillée.


Lundi, 3 août 1914.

Le ministre de l’Intérieur, Nicolas-Alexéïéwitch Maklakow, m’affirme que la mobilisation générale s’opère sur tout le territoire de l’Empire avec une régularité parfaite et dans un vif élan de patriotisme.

Je n’avais à cet égard nulle appréhension ; je craignais tout au plus quelques incidents locaux.

Un de mes informateurs, B…, qui appartient aux milieux avancés, me dit :

— Aucune grève, aucun désordre ne sont à prévoir en ce moment. L’élan national est trop fort… Aussi, les chefs du parti socialiste ont-ils prêché, dans toutes les usines, la résignation au devoir militaire ; ils sont d’ailleurs convaincus que cette guerre aboutira au triomphe du prolétariat.

— Le triomphe du prolétariat… même en cas de victoire ?