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route, elle n’avait qu’un désir : arriver, arriver chez elle, et son cœur était déjà dans la maison. Voyant Chanat la regarder, elle tourna aussi la tête. Il rencontra son regard doux et usé. Ces yeux gris tendre entre les paupières ridées, c’étaient ceux qui avaient pris au piège d’amour le cœur d’Alban Chanat, au temps de la vingtième année ; ceux qui n’avaient jamais menti ; ceux qui s’étaient fatigués tant de soirs, sous la lampe, lorsqu’il fallait raccommoder les vestes ou les tricots, les chemises ou les chaussettes du père et des deux gars ; ceux qui avaient tant pleuré lorsque la nouvelle était venue, voilà dix-huit mois, que le fils aîné, Robert, était tué. Aux aguets depuis la fin de la guerre, ayant obtenu l’autorisation ou l’ayant prise, le ménage rentrait chez lui, un des premiers de tout un peuple en attente. On était encore éloigné, mais enfin on approchait de ce domaine, voisin de son ancienne ferme, qu’Alban Chanat, grand travailleur, grand économe, avait jadis acheté à petit prix. C’est pourquoi, sur le visage rasé et dans le regard de ce solide bonhomme, un sourire passa d’abord.

— Femme, c’est une riche idée que nous avons eue d’envoyer le fils en avant ! Il aura mis de l’ordre là-bas, et m’est avis qu’il doit y en avoir besoin.

Véronique était moins facile que lui à l’illusion.

— Mon pauvre homme ! ils nous ont dit que la maison était debout : mais c’était pour nous guérir le cœur !

— Ils l’avaient vue, ceux qui en ont parlé !

— Pas comme nous la verrons !

— Tu crois qu’il y a bien du dommage ?

La femme dit, apitoyée, montrant ses dents qu’elle avait blanches encore :

— Ne te fais pas de peine, mon vieux.

Alban fit tourner le fouet en l’air, asséna le coup, à bras tendu, et la lanière encercla le ventre de la jument noire.

— J’ai ma force encore, Dieu merci, et un fils qui m’aidera. On rentre après cinq ans : j’ai le cœur en fête.

La mère songea : « J’ai le cœur en larmes. »

— Vois-tu, reprit Alban, qui continuait de marcher de côté, évitant la roue, j’en avais assez, là-bas d’où on vient, d’être le réfugié !

Ils se turent quelques secondes, le temps de rassembler leurs souvenirs d’hier ; puis ils se plaignirent tout haut, étant seuls sur