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CEUX QUI REVENAIENT [1]

Les jours de brume, en ce pays froid, dès trois heures de l’après-midi, on ne sait plus où est le soleil. En regardant bien, on voit des gouttes transparentes, fines et paresseuses comme la poussière d’été, tomber sur les terres qui n’ont plus soif, sur les branches où elles coulent, sur les brins d’herbe où elles restent, et qu’elles font plier, quand elles sont beaucoup ensemble, à l’étroit sur la même lame verte. Aussi le vieil Alban Chanat, pourtant habitué à juger de l’heure au cadran de l’horizon, tira sa montre, et, penchant la tête, reconnut qu’il était cinq heures. Cinq heures en décembre, c’est comme huit heures en juin. Passant la main sous la limousine dont il était enveloppé, puis entre les boutons de la veste, il remit l’oignon d’argent dans son gousset, et, sans cesser de marcher, tourna le visage vers la charrette qu’il escortait depuis le matin, toujours se tenant à la hauteur du marchepied, en avant de la roue qui criait. Vous connaissez cette voiture-là : elle n’a jamais été nettoyée ; le plancher, en dessous, est garni de stalactites de boue durcie ; les jantes et les rais, au contraire, à force de tremper dans les fondrières, ou d’être fouettés par les averses, laissent apercevoir, entre des plaques de peinture bleue, les veines du frêne jaunet dans quoi ils furent taillés. L’homme regardait dans l’intérieur de la hutte ronde que formait la bâche, tendue sur trois cerceaux. Là, bien au milieu, entre deux sacs de pommes de terre, à l’entrée de la caverne pleine de meubles, la mère Chanat était assise sur une planche. Depuis le départ, elle n’avait pas bougé. Un peu forte de corps, tassée dans sa cape noire, indifférente à la

  1. Copyright by René Bazin, 1921.