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méchanceté pure. Cette belle fille devait avoir quelque autre motif, et peut-être ce motif fut-il la jalousie ? Solange n’aimait pas les seconds plans… Quoi qu’il en fût, elle apporta « au milieu même de sa jeune félicité » des troubles profonds, fit rompre le mariage d’Augustine qu’elle avait toujours, on ne sait pourquoi, haïe, se fâcha avec sa mère à ce propos, puis répandit sur celle-ci, pour s’en venger, d’atroces calomnies.

Les jeunes époux, mariés à Nohant, y passèrent le temps de leur lune de miel ; ils l’employèrent de singulière façon : « … Leur conduite, dit la pauvre George, est devenue d’une insolence scandaleuse, inouïe. Les scènes qui m’ont forcée, non pas à les mettre, mais à les jeter à la porte, ne sont pas croyables. » En effet, on a failli s’égorger à Nohant. Un soir, le gendre lève un marteau au-dessus de la tête de Maurice, George se jette entre eux, frappe Clésinger, et reçoit de lui un vigoureux coup de poing en pleine poitrine. Maurice, affolé, saisit alors un pistolet… Fort heureusement, le curé, qui est présent à cette scène, intervient (Pax hominibus bonæ voluntatis ; ) puis les domestiques : on désarme les belligérants. Pourtant, qui a froidement attisé la querelle ? Solange. Charmantes réunions familiales ! Où sont, hélas ! les soirées de jadis, que Listz, à son piano, enchantait de ses fantaisies magnifiques ; les soirées délicieuses, où la belle Arabella, drapée dans un burnous, promenait sa blonde beauté sous les rayons de la lune, dans le jardin endormi ?

La pauvre George se lamente auprès des amis restés fidèles, de la défection de Chopin, avec une grande naïveté, disons-le : « Mon enfant, la vie est une ironie amère, et ceux qui ont la niaiserie d’aimer et de croire, doivent clore leur carrière par un rire lugubre et un sanglot désespéré, comme j’espère que cela m’arrivera bientôt. »[1]. Elle s’étonne de la méchanceté de sa fille : d’où lui vient cette méchanceté ? En vérité, George n’y comprend rien. N’a-t-elle pas été élevée avec tendresse ? Cela est vrai : « Elle a dix-neuf ans, elle est belle, elle a une intelligence remarquable, elle a été élevée avec amour dans des conditions de bonheur, de développement, de moralité, qui auraient dû la faire une sainte ou une héroïne. Mais ce siècle est maudit[2], etc. » Ici, quand elle parle de moralité, George exagère. Pourtant elle est touchante lorsqu’elle cherche à

  1. W. Karénine. G. Sand, p. 580. Lettre de G. Sand à Mlle de Rozières.
  2. Id. Lettre à Ch. Poney, p. 583.