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marouillers et des terres vaines, des nappes luisantes au pied des bouleaux et des saules, une étendue immense, depuis des siècles livrée aux sources, à l’égout des fossés, aux débordements de la rivière lointaine.

— Qu’est-ce que vous voulez faire dans un malheur pareil ?

Sans savoir ce que sa femme avait dit à l’étrangère, le père répondit comme elle :

— Viens avec moi !

Il laissait les mères pleurer les morts ; il allait à la tâche des hommes. Le premier, suivant le bord des eaux minces, qui semblaient immobiles et faisaient onduler quand même les feuilles des herbes submergées, il se dirigea vers l’extrémité du domaine, du côté droit, et s’engagea sur le cinquième talus qui divisait les eaux, limite autrefois et abri d’un champ de froment, de trèfle ou d’avoine, arête molle aujourd’hui, et étroite, et menacée d’être inondée. Malgré le froid, il marchait pieds nus, sa pelle sur l’épaule, les yeux baissés vers ce sol détrempé, où demeuraient profondes les empreintes de pieds de soldats, de sabots de chevaux, même de roues de caissons ou de canons, attelages aventurés, lancés par des hommes fous, et qui avaient passé. Parfois, saisi de colère, il écrasait de l’orteil, rageusement, une de ces traces insolentes de la guerre. Paulin venait derrière lui, ne comprenant pas ce que le père essayerait d’entreprendre, avec deux pelles, pour réparer un si grand dommage. Le jour brillait dans l’air mouillé. Devant eux, l’ombre des peupliers traversa bientôt le chemin. L’homme la considéra, puis leva les yeux ; c’était tout ce qui lui restait de son bien : les troncs puissants de ces arbres, et leur ombre sur les eaux et les talus. Il s’avança jusqu’au dernier peuplier qu’il avait planté, une tige morte à présent, décapitée par le canon, et il vit que trois mètres plus loin une large brèche avait été faite dans la digue qui protégeait le domaine.

— Allons ! dit-il, attaque avec moi le haut de la levée, Paulin ; jette-le dans le trou, et fermons la blessure !

— A quoi bon ? dit le fils à voix basse.

Mais le maitre n’entendit pas. Ses deux mains serrant le manche de la pelle, le pied nu pesant sur le fer, il écrêtait déjà le faîte de la digue ; il lançait la première pelletée dans l’eau qui jaillit, au milieu de la coupure, devint boueuse, et se referma sur ce petit grain de mortier.