Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 61.djvu/747

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tenez pas compte, Monsieur l’Ambassadeur, et qui est pour beaucoup dans le pessimisme que j’observe de tous côtés… surtout en haut lieu.

— Ah ! surtout en haut lieu ?

— Oui, c’est dans les rangs supérieurs de la Cour et de la société, c’est parmi les personnes qui approchent habituellement les souverains qu’on est le plus inquiet.

— Et pourquoi ?

— Parce que… parce que, dans ces milieux-là, on est depuis longtemps fixé sur la malchance de l’Empereur ; on sait qu’il échoue dans toutes ses entreprises, qu’il a toujours le sort contre lui, enfin qu’il est manifestement voué aux catastrophes. D’ailleurs, il paraît que les lignes de sa main sont terrifiantes.

— Comment !… On se laisse impressionner par de semblables niaiseries ?

— Que voulez-vous, Monsieur l’Ambassadeur ? Nous sommes Russes, et par conséquent, superstitieux… Mais n’est-ce pas évident que l’Empereur est prédestiné aux catastrophes ?

Baissant la voix, comme s’il me confiait un secret redoutable et fixant sur moi le regard aigu de ses yeux jaunes qui s’éclaire par instants de lueurs sombres, il énumère l’incroyable série d’accidents, de mécomptes, de revers, de désastres, qui, depuis dix-neuf ans, ont jalonné le règne de Nicolas II. La série commence aux fêtes du Couronnement, sur le Champ Khodynsky, près de Moscou, où 2 000 moujiks sont écrasés dans une cohue. Quelques semaines plus tard, l’Empereur se rend à Kiew : sous ses yeux, un bateau, chargé de trois cents spectateurs, sombre dans le Dnieper. A quelques semaines de là, il voit mourir subitement, dans son train, son ministre préféré, le prince Lobanow. Vivant sous la menace constante des bombes anarchistes, il souhaite ardemment un fils, un Césaréwitch ; quatre filles lui naissent, à la suite, et, quand Dieu lui accorde enfin un héritier, l’enfant porte le germe d’un mal incurable. N’aimant ni le faste ni le monde, il n’aspire qu’à se délasser du pouvoir dans les joies tranquilles de l’intimité familiale : sa femme est une malheureuse névrosée qui entretient l’agitation et l’inquiétude autour d’elle. Mais ce n’est rien encore : après avoir rêvé le règne définitif de la paix sur la terre, il est entraîné, par quelques intrigants de sa cour, dans la guerre d’Extrême-Orient ;