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V. — RASPOUTINE


Samedi, 12 septembre.

Raspoutine, guéri de sa blessure, vient de rentrer à Pétrograd. Il a facilement prouvé à l’Impératrice que sa guérison est un témoignage éclatant de la protection divine.

Il ne parle de la guerre qu’en termes voilés, ambigus, apocalyptiques ; on en conclut qu’il la désapprouve et qu’il prévoit de grands malheurs.



Dimanche, 27 septembre.

Je déjeune à Tsarskoïé-Sélo, chez la comtesse B…, dont la sœur est fort liée avec Raspoutine. Je la questionne sur le staretz :

— A-t-il vu souvent l’Empereur et l’Impératrice, depuis son retour ?

— Pas très souvent. J’ai l’impression que Les Majestés le tiennent un peu à l’écart, en ce moment… Ainsi, tenez : avant-hier, il était à deux pas d’ici, chez ma sœur. Il téléphone, devant nous, au Palais pour demander à Mme Wyroubow s’il peut aller voir l’Impératrice dans la soirée. Elle lui répond qu’il ferait mieux d’attendre quelques jours. Il a paru très vexé de cette réponse et il nous a quittés aussitôt, sans même nous dire adieu… Naguère, il n’aurait même pas demandé s’il pouvait aller au Palais ; il y serait allé tout droit.

— Comment expliquez-vous ce brusque déclin de sa fortune ?

— Tout simplement par le fait que l’Impératrice a été arrachée à ses rêveries mélancoliques d’autrefois. Du matin au soir, elle s’occupe de son ambulance, de son ouvroir, de son train sanitaire. Elle n’a jamais eu si bonne mine.

— Est-il exact que Raspoutine ait affirmé à l’Empereur que cette guerre sera funeste à la Russie et qu’il faut y mettre fin tout de suite ?

— J’en doute… Au mois de juin, un peu avant l’attentat de Kinia Goussewa, Raspoutine répétait souvent à l’Empereur qu’il devait se méfier de la France et se rapprocher de l’Allemagne ; il ne faisait d’ailleurs que réciter les phrases que le vieux prince Mestchersky lui apprenait à grand’peine. Mais depuis son retour de Pokrowskoïé, il tient un tout autre langage.