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C’est un Sibérien de la Transbaïkalie, un Mongol, un Bouriate. Quoique dépourvu de tout diplôme universitaire, il exerce la médecine, non pas clandestinement mais au vu et au su de tous, — une médecine étrange d’ailleurs, une médecine hermétique et mêlée de sorcellerie. Quand il connut Raspoutine en 1906, il venait d’avoir un gros ennui, comme il en arrive quelquefois aux plus honnêtes gens.

Vers la fin de la guerre japonaise, un de ses clients, haut placé, lui avait marqué sa gratitude en lui faisant confier une mission politique auprès des chefs héréditaires de la Mongolie chinoise. Afin de s’assurer leur concours, il était chargé de leur distribuer deux cent mille roubles. Revenu d’Ourga, il avait exposé dans un rapport les brillants résultats de son voyage et, sur la foi de cet écrit, on l’avait dûment félicité. Mais, peu après, on s’était aperçu qu’il avait gardé pour soi les deux cent mille roubles. L’incident commençait à prendre une mauvaise tournure, quand l’intervention du client haut placé avait tout arrangé. La thérapeute se remit donc, l’esprit libre, à ses opérations cabalistiques. Jamais encore les malades n’avaient tant afflué dans son cabinet de la Liteïny ; car le bruit s’était répandu qu’il avait rapporté de Mongolie toutes sortes de plantes médicinales et de recettes magiques, obtenues à grand’peine de sorciers thibétains. Fort de son ignorance et de son illuminisme, Badmaïew n’hésite pas à traiter les cas les plus difficiles, les plus obscurs de toute la médecine ; il a néanmoins quelque préférence pour les maladies nerveuses, les affections mentales et les troubles déconcertants de la physiologie féminine. Il s’est constitué une pharmacopée secrète. Sous des noms et des formes baroques, il élabore lui-même les médicaments qu’il ordonne. Il fait ainsi un dangereux commerce de narcotiques, de stupéfiants, d’anesthésiques, d’emménagogues, d’aphrodisiaques ; il les baptise Elixir du Thibet, Poudre de Nirvritti, Fleurs d’asokas, Baume de Nyen-Tchen, Essence de lotus noir, etc. En réalité, il se procure les éléments de ses drogues chez un apothicaire complice. A plusieurs reprises, les souverains l’ont appelé auprès du Césaréwitch, quand les médecins ordinaires semblaient impuissants à enrayer les accidents hémophiliques de l’enfant. C’est là qu’il connut Raspoutine. Instantanément, leurs charlatanismes se comprirent et se coalisèrent.

Mais, à la longue, les milieux sains de la capitale s’émurent