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de toutes les fables scandaleuses qu’on propageait sur le staretz de Pokrowskoïé. Son assiduité au Palais impérial, son rôle avéré dans certains actes arbitraires ou malencontreux de l’autorité suprême, l’outrecuidance effrontée de ses propos, le dévergondage cynique de ses mœurs finirent par susciter, de toutes parts, un grondement d’indignation. Malgré les rigueurs de la censure, les journaux dénoncèrent l’ignominie du thaumaturge sibérien, sans toutefois se risquer à mettre en cause la personne des Majestés ; mais le public entendait à demi-mot. L’« élu de Dieu » sentit qu’il ferait bien de s’éclipser quelque temps. Au mois de mars 1911, il prit le bâton de pèlerin et partit pour Jérusalem. Cette décision imprévue remplit ses zélateurs de tristesse et d’admiration : seule, une âme sainte pouvait répondre ainsi aux injures des méchants ! Puis il passa l’été à Tsarytsine, chez son excellent ami et compère le moine Héliodore.

Cependant l’Impératrice ne cessait de lui écrire et de lui télégraphier. En automne, elle déclara qu’elle ne pouvait endurer plus longtemps son absence. D’ailleurs, depuis qu’on avait laissé partir le staretz, les hémorragies du Césaréwitch devenaient plus fréquentes. Si l’enfant allait mourir !… La mère n’avait plus un jour de calme : c’étaient continuellement des crises de nerfs, des contractures, des syncopes. L’Empereur, qui aime sa femme et qui adore son fils, menait la vie la plus pénible.

Au début de novembre, Raspoutine revint à Pétersbourg. Et, tout aussitôt, les insanités, les orgies recommencèrent. Mais déjà quelques dissensions se manifestaient parmi ses adeptes : les uns le jugeaient compromettant et par trop libidineux ; les autres s’inquiétaient de son intrusion croissante dans les affaires de l’Église et de l’État. Précisément, le monde ecclésiastique était encore tout frémissant d’une nomination honteuse, arrachée à la faiblesse de l’Empereur : Grigory avait obtenu l’évêché de Tobolsk pour un de ses camarades d’enfance, un paysan illettré, obscène et fripouillard, le Père Varnava. On apprenait, en même temps, que le Procureur suprême du Saint-Synode avait reçu l’ordre de faire conférer la prêtrise à Raspoutine. Cette fois, il y eut un éclat. Le 29 décembre, Mgr Hermogène, évêque de Saratow, le moine Héliodore et quelques prêtres eurent une altercation avec le staretz. Ils