Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 61.djvu/759

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’autoriser à renvoyer Grigory dans son village natal : « Cet homme a surpris la confiance de Votre Majesté. C’est un charlatan et un vaurien de la pire espèce. L’opinion publique est soulevée contre lui. Les journaux… » L’Empereur interrompit son ministre avec un sourire dédaigneux : « Vous faites attention aux journaux ? » — « Oui, Sire, quand ils attaquent mon souverain et le prestige de la dynastie. Et ce sont aujourd’hui les journaux les plus loyalistes qui se montrent les plus sévères dans leurs critiques… » D’un air ennuyé, l’Empereur l’interrompit encore : « Ces critiques sont absurdes. Je connais à peine Raspoutine. » Kokovtsow hésitait à continuer ; il insista cependant : « Sire, au nom de la dynastie, au nom de votre héritier, je vous supplie de me laisser prendre les mesures nécessaires pour que Raspoutine retourne dans son village et n’en revienne plus jamais. » L’Empereur répondit froidement : « Je lui dirai moi-même de partir et de ne plus revenir. — Dois-je considérer que c’est une décision de Votre Majesté ? — Oui, c’est ma décision. » Puis, regardant la pendule qui marquait midi et demi, l’Empereur tendit la main à Kokovtsow : « Au revoir, Wladimir Nicolaïéwitch, je ne vous retiens plus. »

Le même jour, à quatre heures, Raspoutine appelait au téléphone le sénateur D… ami intime de Kokovtsow, et lui criait d’un ton narquois : « Ton ami, le Président, a essayé ce matin d’effrayer Papa. Il lui a dit sur moi tout le mal possible ; mais cela n’a eu aucun succès. Papa et Mama m’aiment toujours. Tu peux le téléphoner de ma part à Wladimir Nicolaïéwitch. »

Le 6 mai suivant, à Livadia, tous les ministres étaient réunis en grand uniforme au Palais impérial pour offrir leurs hommages à l’Impératrice, dont c’était la fête. Quand Alexandra Féodorowna passa devant Kokovtsow, elle lui tourna le dos.

Quelques jours avant cette cérémonie, le staretz avait pris le chemin de Tobolsk ; il s’éloignait ainsi non par ordre, mais de son plein gré, pour aller voir ce qui se passait dans son petit domaine de Pokrowskoïé. En prenant congé des souverains, il avait prononcé, d’un air farouche, une parole redoutable : « Je sais que les méchants me guettent. Ne les écoutez pas ! Si vous m’abandonniez, vous perdriez votre fils et votre couronne dans un délai de six mois. » L’Impératrice s’était