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récriée : « Comment l’abandonnerions-nous ? N’es-tu pas notre seul protecteur, notre meilleur ami ? » Et, s’agenouillant, elle lui avait demandé sa bénédiction.

Au mois d’octobre, la famille impériale fit une villégiature à Spala, en Pologne, où l’Empereur se plaît souvent à chasser dans la merveilleuse forêt de Krolowa.

Un jour, le jeune Grand-Duc héritier, qui revenait d’une promenade en bateau sur le lac, prit mal son élan pour sauter à terre et se cogna la hanche au bordage. La contusion parut d’abord toute superficielle et inoffensive. Mais, deux semaines plus tard, le 10 octobre, une grosseur apparut au pli de l’aine ; la cuisse enfla ; puis, soudain, la température monta. Les docteurs Féodorow, Botkine, et Rauchfuss, appelés en hâte, diagnostiquèrent une tumeur sanguine, un hématome, qui s’infectait. Il aurait fallu opérer immédiatement, si la diathèse hémophilique de l’enfant n’eût interdit toute incision[1]. Cependant, d’heure en heure, la température s’élevait ; le 21 octobre, elle atteignit 39°,8. Les parents ne quittaient plus la chambre du malade ; car les médecins ne dissimulaient pas leur inquiétude extrême. Dans l’église de Spala, les popes se relayaient pour prier jour et nuit. Par ordre de l’Empereur, une solennelle liturgie fut également célébrée à Moscou, devant l’icône miraculeuse de la Vierge Iverskaïa. Et, du matin au soir, le peuple de Saint-Pétersbourg défilait à Notre-Dame de Kazan.

Dans la matinée du 23, l’Impératrice descendit pour la première fois au salon, où se trouvaient réunis le colonel Narischkine, aide de camp de service, la princesse Élisabeth Obolensky, demoiselle d’honneur en fonction, Sazonow, qui était venu faire

  1. L’hémophilie est une affection congénitale, assez rare et d’allures étranges : on la considère comme un signe de dégénérescence. Le symptôme caractéristique est une altération du sang, qui perd plus ou moins la faculté de se coaguler. Il en résulte des hémorragies fréquentes et souvent incoercibles. Le moindre traumatisme, tel qu’un saignement de nez, un choc léger, une piqûre, ou même un accident minime, tel qu’un accès de toux, un faux pas, suffisent à déterminer un vaste épanchement sanguin. Dans la plupart des cas, les hémorragies se produisent à l’intérieur : elles baignent les tissus ; elles inondent les articulations, les viscères. Les procédés habituels de la médication hémostatique sont impuissants à enrayer le mal ; les injections de sérum physiologique sont parfois efficaces Les deux tiers des hémophiliques meurent avant onze ans ; un très petit nombre dépasse la vingtième année. Au point de vue héréditaire, l’hémophilie offre une particularité curieuse. La diathèse ne se transmet, presque exclusivement, qu’aux mâles et toujours par des mères indemnes.