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coups renouvelés des barbares. La civilisation ancienne est alors, en Occident, presque entièrement détruite. Pendant des siècles, il n’en restera plus, dans ces immenses régions redevenues barbares et désertes, dont beaucoup sont colonisées par les envahisseurs germaniques, que de vagues souvenirs, peu de vestiges fragmentaires, parmi lesquels le seul vraiment vital sera la théologie, créée dans les derniers siècles de l’Empire pour unifier la doctrine de la nouvelle religion. La théologie a été, pendant de longs siècles, en Occident, la dernière forme de haute culture survivante au milieu de la ruine de toutes les autres, et celle qui a empêché l’Europe de plonger dans une barbarie complète et définitive. C’est en effet de cette dernière forme survivante que, peu à peu, sont sorties pour se développer de nouveau les autres, la philosophie, la littérature, le droit, tout le grand mouvement intellectuel qui a abouti à la Renaissance. Dans la discipline intellectuelle, conservée par le dogme à travers le grand chaos du moyen âge, peu à peu l’Europe a retrouvé et développé les principes d’autorité, que l’Empire avait cherchés en vain et qui lui ont permis de reconstituer des gouvernements solides et forts. Mais au fur et à mesure qu’elle a reconstitué l’autorité des gouvernements et s’est soumise à une vigoureuse discipline politique, l’Europe est devenue plus intolérante de cette discipline et de cette unité intellectuelle, qui depuis l’époque de Constantin jusqu’à la Réforme lui avaient semblé une nécessité vitale, plus encore que l’organisation des États et des armées, et qui avaient été le pont sur lequel elle avait passé un si large abîme de barbarie anarchique. En même temps commence l’organisation des grands États et la révolte de la pensée humaine contre toutes les autorités, auxquelles elle s’était soumise pendant le moyen âge ; double mouvement parallèle et inverse qui devait se développer pendant trois siècles et aboutir à la situation actuelle : États d’une puissance formidable, tels qu’on n’en avait pas encore vus, qui s’appuient sur une des plus grandes anarchies intellectuelles et morales de l’histoire, c’est-à-dire sur le vide.


GUGLIELMO FERRERO,