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comme « l’espoir de l’homme vertueux, » comme « le motif unique qui attache le malheureux à la vie, » mais aussi comme « le plus puissant des ressorts politiques et le vrai nerf des États ; » et le jeune orateur n’humiliait les rois dans la commune égalité chrétienne que pour attacher à leurs sceptres, immédiatement relevés, la prérogative de protéger la religion [1]. Sujet et fonctionnaire d’une monarchie qui, par-dessus tout, craignait « les secousses, les innovations, les mesures extrêmes, et les coups d’éclat ; » membre d’un « heureux » petit État qui, cinquante ans durant, fit peu parler de lui ; spectateur d’un système d’habitudes politiques qui consistait à ménager tous les partis pour éviter tous les heurts ; spectateur d’un système de temporisations diplomatiques dont le premier mot était toujours : De peur que, et qui ne permettait au cabinet de Turin d’avoir aucun « parti pris décidé <[2], » Maistre détestait, d’instinct, les propagandes orageuses et leurs pétulantes exigences.

Or, le siècle semait l’impiété, et le siècle semait la tempête. Et Maistre déclarait, en son discours de 1784 : « Ce siècle, qui a fait et préparé de si grandes choses trop souvent par de mauvais moyens, se distingue de tous les âges passés par un esprit destructeur qui n’a rien épargné. Lois, coutumes, systèmes reçus, institutions antiques, il a tout attaqué, tout ébranlé, et le ravage s’étendra jusqu’à des bornes qu’on n’aperçoit point encore [3]. » Même épris des « grandes choses » dont le siècle était l’ouvrier, il détestait les méthodes, la manière : c’était trop brutal à son gré. Le sens de sa responsabilité de caste, l’instinct de la continuité sociale et de la perpétuité des institutions, l’attachement à ces assises sur lesquelles reposaient la complexité même de son devoir et la dignité même de sa vie : tout cela faisait barrière entre l’âme de Maistre et les assauts de cette terrible contemporaine, libertine et subversive, qui fièrement se dénommait la Raison.


II. — EN LOGE : LA CARRIÈRE MAÇONNIQUE DE MAISTRE

Le dernier quart du XVIIIe siècle fut pour le catholicisme une ingrate période : le prestige du dogme, assailli par les philosophes,

  1. Descostes, op. cit., I, p. 295 et 304.
  2. Œuvres, VII, p. 160 ; IX, p. 160-161 ; XII, p. 373-377.
  3. Œuvres, VII, p. 30.