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Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 62.djvu/166

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Saint-Martin avait à Lyon beaucoup d’attaches : Willermoz entretenait avec lui des rapports suivis [1], et c’est à Lyon que s’était imprimé, en 1777, son livre : Des Erreurs et de la Vérité, manifeste enflammé contre le matérialisme de l’époque. Les longues familiarités de Maistre avec la pensée de Saint-Martin s’inaugurèrent probablement durant sa pérégrination lyonnaise. Un peu plus tard, — en 1787, semble-t-il, — il le vit en personne, au moment où celui-ci traversait la Savoie pour se rendre en Italie : ils passèrent ensemble une journée. Il le trouva « de mœurs fort douces et infiniment aimable, » sans « rien d’extraordinaire dans ses manières et dans sa conversation » [2]. Quant à Saint-Martin, il disait de son interlocuteur : « C’est une excellente terre, mais qui n’a pas reçu le premier coup de bêche. » Maistre, qui connut ce propos, le racontera en 1816 à l’un de ses correspondants, et ajoutera : « Le bon Saint-Martin a eu la pensée de se souvenir de moi et de m’envoyer des compliments de loin [3]. »

Que voulait dire Saint-Martin, lorsqu’il parlait de ce chevalier profès comme d’une friche mal bêchée ? J’imaginerais volontiers que dans cette « excellente terre » il avait senti les fortes racines catholiques et regretté qu’un coup de bêche ne les eût pas dispersées. Car Saint-Martin, qui, lorsqu’il voulait être respectueux, définissait le catholicisme « la voie d’épreuves et de travail pour arriver au christianisme, » instituait volontiers des réquisitoires contre cette Église coupable d’avoir inoculé des vices au corps social, contre ce clergé qui avait prétendu remplacer la Providence, et pressentait avec joie l’heure prochaine où» « les docteurs purement traditionnels perdraient leur crédit, » et où la religion « ne serait plus susceptible d’être infectée par le trafic du prêtre et par l’haleine de l’imposture. » Il y avait chez ce mystique autant de virulence contre l’institution cléricale, que chez ces philosophes auxquels il jetait le défi ; et cette virulence s’exacerbera lorsque après 1788 il sera devenu le traducteur

  1. La notice historique accompagnera la publication de Franz von Baader, Les enseignements secrets de Martinès de Pasqually (Paris, Chacornac, 1900), est riche de détails sur les rapports de Saint-Martin avec la maçonnerie lyonnaise, sur ses suspicions à l’endroit de la théurgie de Willermoz, sur les impressions de « repoussement spirituel » qui, vers 1190, aboutirent à une rupture entre Saint-Martin et la maçonnerie lyonnaise.
  2. Mémoire inédit à Vignet des Étoles.
  3. Œuvres, XIII, p. 331.