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— Allons déjeuner !... Nous causerons après... Vous devez avoir grand faim :

Nous passons dans le wagon suivant, qui est composé d’un fumoir et d’une longue salle à manger. Le couvert est dressé pour vingt convives. Le Grand-Duc Nicolas-Nicolaïévitch s’assied à la droite de l’Empereur, le Grand-Duc Pierre-Nicolaïévitch à sa gauche. La place qui est en face de Sa Majesté est occupée, selon les rites, par le prince Dolgoroukow, maréchal de la Cour ; je suis à sa droite et j’ai moi-même à ma droite le général Yanouschkévitch, chef d’État-Major du commandement suprême. L’étroitesse de la table permet que l’on cause d’un bord à l’autre.

Les conversations sont libres et animées. Nulle contrainte. L’Empereur, très gai, m’interroge sur mon voyage, sur les succès que l’armée française vient de remporter en Argonne, sur les opérations des escadres alliées à l’entrée des Dardanelles, etc. Puis, subitement, avec un éclair de joie ironique dans les yeux :

— Et ce pauvre comte Witte, dont nous ne parlons pas ! J’espère, mon cher ambassadeur, que vous n’avez pas été trop affligé de sa disparition.

— Non certes. Sire !... Et quand j’ai annoncé sa mort à mon Gouvernement, j’ai résumé son oraison funèbre dans cette simple phrase : Un grand foyer d’intrigues s’éteint avec lui.

— Mais c’est ma pensée même que vous avez traduite là ! Écoutez, Messieurs...

Il répète par deux fois ma formule. Enfin, d’un ton grave, avec un air d’autorité, il prononce :

— La mort du comte Witte a été pour moi un profond soulagement. J’y ai vu aussi un signe de Dieu.

Je constate par ces mots combien Witte l’inquiétait.

Aussitôt le déjeuner fini, l’Empereur me conduit dans son cabinet de travail. C’est une pièce oblongue, occupant toute la largeur du wagon avec des meubles sombres et de grands fauteuils de cuir.

Sur une table se dresse une haute pile d’énormes enveloppes.

— Tenez, me dit l’Empereur... Voici mon rapport quotidien. Il va falloir que je lise tout cela aujourd’hui.

Je sais par Sazonow qu’il ne manque jamais à cette tâche