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mon cher George… Si vous m’en croyez, vous n’aurez rien à démêler avec ces plumes-là. » C’est ainsi que son directeur mettait George Sand en garde contre les auteurs qu’il reléguait, lui, au second plan. Mais il avait fort à faire avec George, nature enthousiaste. L’article qu’elle consacra au livre de Hugo sur Shakspeare, parut encore, même pour Hugo, dans sa première version, trop uniformément louangeur à F. Buloz. Cette louange enthousiaste et « sans discernement » attira à George l’épître suivante :

« Je vous conjure encore de bien prendre garde à ce que vous allez faire… Renan, dont vous parlez, me disait hier que ce livre était la risée de Paris, tant il y a d’énormités et de personnalité.

« Laissez-moi vous citer celles qui amusent le plus. Le grand Italien, c’est Dante ; le grand Anglais, c’est Shakspeare ; le grand Allemand, c’est Beethoven. Et le grand Français, puisqu’il n’en nomme aucun, c’est V. H… ! Hugo élève sa statue en élevant celle de Shakspeare… S’il nomme Beethoven le grand Allemand, Ce n’est pas qu’il connaisse la musique ; c’est qu’il veut faire pièce au grand Gœthe, qui ne lui a pas épargné quelques amères critiques à propos de Notre-Dame de Paris. Croit-il supprimer le grand Gœthe en ne le nommant pas ? Vous lui reprochez de ne pas nommer le divin Mozart[1], et vous avez bien raison… C’est qu’il ne le connaît pas, croyez-le bien. Voulez-vous une anecdote musicale à ce sujet ? C’est ma femme qui me la rappelle. Son père[2] venait de traduire Euryanthe[3] pour l’Opéra, en 1831 ou 1832. La famille Blaze était très bien avec la famille Hugo, et on partageait la loge à la première représentation. V. Hugo, qui n’a jamais aimé la musique, ne se pressait point d’arriver, et quand il arriva, Euryanthe était jouée, et le ballet de la Fille mal gardée était déjà commencé. Hugo, qui croyait entendre la musique de Weber, s’extasia longtemps sur le caractère de cette grande musique, lorsqu’on lui apprit enfin que ce n’était plus la musique de Weber ! Croyez donc après cela à son admiration pour Beethoven. Son admiration pour celui-ci, c’est sa rancune

  1. George Sand écrivait : « Le Poète… n’admet-il pas qu’un génie puisse être lumière, et rien que lumière comme Mozart ? »
  2. Castil Blaze.
  3. Euryanthe, de Weber.