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contre le véritable grand Allemand[1]. Hugo n’aime pas la discussion, il ne veut que l’idolâtrie, c’est par malheur sa faiblesse

« Le public et la postérité sont fort malins. Nous admirons tous les poésies de V. Hugo ; ses Châtiments, surtout, l’ont montré sous un jour nouveau ; mais son théâtre, mais sa prose, mais ses Misérables le grandissent-ils ? J’en doute, et je voudrais bien que vous fussiez témoin des embarras de Montégut, qui ne veut pas l’affliger dans son article, et qui cependant ne peut pas tout admirer et tout louer…

« Je crois bien connaître Hugo, je l’ai beaucoup pratiqué : malgré tout, je l’admire et je l’aime beaucoup, chez lui et dans ses livres ; mais je n’aime pas sa divinité, son habileté, et je crois peu à sa démocratie. Je l’ai vu si différent ! En 1848, il cherchait à me convertir au prince Louis-Napoléon et à son futur Empire. Que s’est-il passé entre les deux personnages ? Je ne sais, mais Napoléon le Petit et les Châtiments sont venus, sans rester dans toute la vérité et toute l’équité. Et pourtant, quel talent dans les Châtiments ! … Tout ce que je puis me rappeler, c’est que, quand nous faisions répéterles Burgraves aux Français[2], V. Hugo ne tarissait pas sur César. Je faisais mon possible pour échapper à ses longues et absorbantes conversations.

« Un soir cependant, après minuit, il s’empara de moi jusqu’à deux heures du matin, et voici l’apostrophe qu’il me jeta tout à coup en passant devant les Tuileries : « S’il était là (le premier Napoléon), il n’y aurait qu’une grande chose en France, les Burgraves, et il viendrait à nos répétitions. » C’était une illusion un peu grosse, et je crois qu’on s’en est fait quelques-unes de ce genre. Ce n’est pas une raison pour ne pas admirer le vrai talent, mais il ne faut pas l’admirer dans ses écarts… Dieu veuille qu’à mon éloquence vous ne répondiez pas comme Hamlet, dans le grand Shakspeare, qui est un peu plus grand que dans le livre nouveau : Des mots ! des mots ![3] »

  1. Goethe, le grand Allemand oublié, admirait beaucoup les poèmes de V. Hugo, mais il n’était pas tendre pour les inventions romanesques du poète, comme on peut le voir dans ses Entretiens avec Eckermann.
  2. En 1843.
  3. Collection S. de Lovenjoul, 5 mai 1864. F. 146.