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inconsciemment l’accommodaient, sollicitait les témoignages avec la meilleure foi du monde et, en toute conscience, possédé peu à peu d’un magnifique démon, croyait bâtir la figure de Napoléon pour des siècles avec une malheureuse centaine de documents qui tous n’étaient pas fameux.

Le portrait émut : les neveux de l’Empereur en furent irrités et beaucoup de ses admirateurs affligés ; ce qui, en dehors de ces derniers, contristait maints Français, c’était qu’on retirât Napoléon à la France. Telle chose fouetta les amitiés ; elles se manifestèrent soudain, après ce large espace d’apparente indifférence, avec plus de vivacité qu’on ne l’eût présumé. A dire vrai, les réponses furent faibles. La meilleure me paraît, en dernière analyse, celle que Taine, sans s’en rendre compte, s’infligea à lui-même en publiant les autres parties de ce Régime moderne auquel ce portrait éclatant servait en quelque sorte d’introduction, et c’est ce qu’on n’a pas fait suffisamment observer. A quelle conclusion essentielle en effet aboutissait l’œuvre ? A celle-ci : que Napoléon Bonaparte, refaisant une France, avait poussé à l’extrême la centralisation administrative et la puissance de l’État en ce pays, ce en quoi il achevait, d’un coup, le travail neuf fois séculaire que, depuis l’avènement de la dynastie de Capet, vingt rois et cent ministres, issus du pur terroir français, avaient persévéramment poursuivi, — si bien que l’œuvre essentielle de ce « condottiere italien du XVe siècle » était, en dernière analyse, d’avoir réalisé le rêve de la dynastie déchue repris par la Révolution française. En admettant qu’il se fût trouvé, au XVe siècle, un condottiere capable de gagner toutes les batailles de l’Empereur, de signer ses traités, de conclure le Concordat, de fonder la Banque et de dicter le Code, — et il restait à trouver, — il fallait admettre que ce condottiere s’était bien rapidement naturalisé Français et le Français qu’il fallait en l’an VIII de la République. Trente ans de travaux historiques allaient d’ailleurs, — sans aucune intention de le démolir, — corriger le fameux portrait jusqu’à le réduire à un splendide morceau littéraire digne de figurer dans toutes nos anthologies.


La période des études était enfin ouverte. Le hasard amenait à ces travaux de très grands esprits fort différents d’origine, d’opinion et de tempérament, mais tous avides de vérité et de