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I. — CHATEAU-THIERRY

« J’approche d’une petite ville, écrit La Bruyère, et je suis déjà sur une hauteur d’où je la découvre. Elle est située à mi-côte, une rivière baigne ses murs et coule ensuite dans une belle prairie ; elle a une forêt épaisse qui la couvre des vents froids et de l’aquilon. Je la vois dans un jour si favorable que je compte ses tours et ses clochers ; elle me paraît peinte sur le penchant de la colline. Je me récrie et je dis : Quel plaisir de vivre sous un si beau ciel et dans ce séjour si délicieux ! »

La Bruyère, il est vrai, ajoute aussitôt : « Je descends dans la ville, et je n’ai pas couché deux nuits que je ressemble à ceux qui l’habitent : j’en veux sortir. » A ce dernier trait, reconnaissez le Parisien, homme de cour, sans pitié pour les provinciaux. Ne retenez que le tableau de la petite ville, « peinte sur le penchant de la colline. » C’est le portrait de Château-Thierry, et tellement fidèle qu’on peut se demander si La Bruyère ne l’a point tracé d’après nature, un jour qu’il découvrit Château-Thierry en descendant des coteaux de la rive gauche par la route de Montmirail.

En ce temps-là, au bout du faubourg d’Outre-Marne, un pont de neuf arches, bâti sous François Ier, aboutissait à la porte de la ville. Des remparts flanqués de tours enveloppaient le Bourg, craintivement blotti à l’ombre de la citadelle féodale, et, gravissant les pentes, allaient se raccorder aux défenses de la forteresse. Du pêle-mêle des toitures émergeaient la tour du fort Saint-Jacques, la flèche de Notre-Dame-du-Bourg, la flèche des Cordeliers. Vers l’Occident, hors les murs, s’allongeait le faubourg de Saint-Crépin, dominé par la tour de l’église. Sur une hauteur escarpée se dressait l’enceinte fortifiée du Château avec ses puissants bastions ; au-dessus des créneaux de la courtine apparaissaient les bâtiments de l’habitation seigneuriale, le clocher gothique d’une église et un énorme donjon carré. Déjà, au XVIIe siècle, l’appareil militaire du moyen âge n’était plus qu’un amas d’architectures inutiles et magnifiques : ces murs n’avaient protégé la ville ni contre les Impériaux en 1544, ni contre Mayenne en 1591, ni contre Condé en 1646 ; aussi voyait-on déjà les vergers et les jardins des bourgeois escalader les pentes du château, voiler à demi le rempart lézardé.