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un certain nombre de bateaux sur lesquels on fit embarquer une partie de l’infanterie. C’était un enthousiasme, une joie générale. Il semblait que les soldats allassent à une grande fête à laquelle ils étaient conviés ; des chants, des acclamations, des : « Vive l’Empereur ! Vive Napoléon ! A bas ceci ! A bas cela ! » retentissaient sur les bateaux et sur les rives de l’Yonne, le long desquelles se précipitaient les populations qui, à leur tour, ne restaient pas muettes à toutes ces manifestations. Le délire était dans toutes les têtes. L’étincelle électrique s’était communiquée à tous. On ne pourra lire dans les temps à venir le récit de ce merveilleux voyage, sans éprouver les mêmes émotions qu’éprouvèrent ceux qui en furent les témoins. On sait le malheur qui arriva à Pont-sur-Yonne, où un des bateaux heurta contre une des piles du pont Pauvres gens ! pauvres soldats ! leur joie, leur bonheur, leur enthousiasme, tout s’anéantit dans les flots de l’Yonne. L’Empereur fut profondément affligé d’un événement aussi triste, qui ôtait la vie à tant de braves.

Dans la matinée du 18, l’Empereur reçut le maréchal Ney. C’est par l’intérieur que passa le maréchal. Il resta quelques instants dans la pièce voisine de la chambre à coucher. Ses yeux étaient pleins de larmes. On a dit qu’il avait eu quelque peine à se décider à venir voir l’Empereur. Il était seul. L’Empereur ne le fit pas longtemps attendre. Je crois que ce fut le Grand-Maréchal qui l’introduisit dans la chambre à coucher. La porte ayant été refermée immédiatement, je ne pus voir de quelle façon eut lieu la réception, ni ne pus entendre l’entretien, auquel personne que je sache n’assista, si ce ne fut le Grand-Maréchal.

Je crois que l’Empereur partit tard d’Auxerre, et je ne sais où il coucha dans la nuit du 18 au 19, ni même s’il coucha quelque part, excepté dans sa voiture ; mais ce que je me rappelle, c’est que, dans la nuit du 19 au 20, il arriva à Moret ; il était peut-être dix heures, onze heures, peut-être minuit. L’Empereur s’installa dans une auberge, pour attendre le résultat des reconnaissances qui avaient été poussées dans la forêt. Il était environ une heure et demie ou deux heures du matin, lorsqu’il apprit que la route était libre. On se mit en marche pour Fontainebleau, où l’on arriva vers les quatre heures. Sur les côtés de la route, à travers l’obscurité, on voyait les grenadiers et chasseurs de la Garde qui hâtaient le pas en courant comme des hommes fatigués : on aurait dit des ombres.