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sont bien conservés de nos jours, tous ces tombeaux des différentes époques de l’Islam sont d’autant plus élevés et imposants que le mort endormi en dessous était plus saint et plus vénéré dans le milieu des dervicheries, et chaque catafalque est du reste surmonté d’un haut bonnet pointu de derviche que supporte un « champignon » en bois et qui donne à l’ensemble une sorte de vague aspect humain.

Devant ces spectateurs immobiles et cachés, ils tournent, les derviches, ils tournent de plus en plus vite, au son de leur toujours même petite musique flûtée que l’on dirait étrangement lointaine et entendue du fond des temps passés ; c’est si invraisemblable, la continuation de leur tournoiement sans un à-coup, ni un faux pas, ni une hésitation, qu’on les dirait dématérialisés ou plutôt réduits à l’état de machines tourbillonnantes, dont les robes s’enflent de plus en plus en forme de campanules renversées. Les morts, qui tant s’intéressent sous les catafalques verts, semblent de plus en plus captivés par cette danse facile qui ne fait pas de bruit ; ils ont l’air d’étirer leur cou raide et de se hisser pour mieux voir. Du reste, ce que cherchent les danseurs, c’est la fatigue qui grise, c’est l’ivresse élégante, éthérée, c’est le vertige favorable à l’envol dans les régions où réside le dieu inaccessible sous la forme spéciale de cet Allah, Dieu de l’Islam et des grands déserts. A force de regarder, le vertige vous prend aussi, et les bonnets géants, qui coiffent les morts attentifs, ont tout à fait maintenant l’air de se soulever pour s’approcher des danseurs.

Tout de même on a peur à la fin qu’ils ne tombent, ces vertigineux valseurs, et voici que tout à coup la petite musique si monotone paraît vraiment fatiguée, elle aussi, et hésitante, près de finir, et les tambours caverneux battent quelque chose de déréglé, comme serait une sorte de berloque qui voudrait dire : C’est assez, finissez. Les danseurs commencent à s’affaisser par terre, d’abord un seul, puis deux, puis trois, puis tous… C’est fini. On se sent presque aussi épuisé qu’eux-mêmes, et les grands bonnets des catalfaques font l’effet de s’affaisser aussi, de rentrer leur cou de bois. C’est fini…

Pendant toute la cérémonie, on n’avait pas perdu la notion d’être environné d’une région absolument mortuaire, et maintenant on frissonne un peu à l’idée que, pour s’en aller, il va falloir se replonger là-dedans, cheminer longtemps parmi les