Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 65.djvu/212

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

arrivent à Rome avec une licence en droit, une vieille malle de sapin et quatre ou cinq billets de recommandation pour des députés ou hommes d’affaires. A la vérité, il avait apporté en outre quelque chose de particulier, à savoir une habileté dialectique remarquable à couper les cheveux en quatre, une espèce de feu oratoire qui réduisait en cendres jusqu’aux derniers ossements des arguments d’un adversaire, et une vague assurance d’être capable de grandes choses, assurance que son père lui avait mise dans le cœur ; ce père, conseiller municipal de la commune de Calinni (Abruzzes) sachant par cœur l’Enéide en latin et, en français, le Mémorial de Sainte-Hélène, professait qu’il n’y a de place légitime dans le monde pour personne, sans en excepter lui-même, hormis pour les héros et les hommes de génie. Mais, secrétaire dans le cabinet de l’honorable Taramanna, cette situation si enviée lui avait en réalité plus nui que servi, tant Philippe se sentait opprimé par la masse noire de ce personnage, qui le dépassait des épaules et lui ôtait le soleil. Quoique orateur plus raffiné et d’information plus exacte, il se sentait écrasé par cet bomme sans grammaire, qui renversait tous les obstacles sans même les apercevoir, du pas d’un pachyderme qui voyage dans la brousse, et qui, pendant que son élève pérorait à la barre comme un petit Mirabeau, fabriquait des flottilles de bateaux en papier, avec une négligence d’ailleurs exempte d’envie. Quelquefois, le soir, Philippe s’échauffait en lui exposant ses idées pour gagner un procès ou une campagne politique ; mais l’autre, qu’attendait sa partie de poker, l’écoutait debout et, au plus bel endroit, lui plantait la main sur l’épaule avec un rire de nègre, un rire ingénu, bon enfant, et l’arrêtait net en disant : « Magnifique ! Mais la vie n’est pas faite comme ça. »


C’est en ces termes que M. Borgese, dès les premières lignes de son roman, présente son héros, dont le reste du livre ne sera que la monographie. On voit tout de suite par où Rubè diffère de son modèle, le fils du charpentier de Verrières ; jamais il n’a été question de le faire passer par le séminaire, ni d’obtenir pour lui une place de précepteur. En un mot, il s’en distingue surtout par les circonstances ; ce qu’il tient de lui, au contraire, c’est une certaine disposition d’amour-propre blessé et de vanité souffrante, ainsi qu’une sorte d’ambition vague et démesurée, commune à beaucoup de déracinés que l’éducation moderne jette, sans talents bien définis, sur le pavé des villes. Par ces traits, Filippo Rubè ne diffère pas essentiellement de tous ces jeunes garçons passablement doués, qui composent le troupeau vulgaire des arrivistes : un de ces dix mille avocats ou médecins