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n’ait pas de misère dans le bois… Qu’il tienne ses promesses et abandonne de sacrer et de boire ;… qu’il revienne au printemps…

« Qu’il revienne au printemps… Elle s’arrête là, parce qu’il lui semble que lorsqu’il sera revenu, ayant tenu ses promesses, le reste de leur bonheur qui vient sera quelque chose qu’ils pourront accomplir presque seuls… presque seuls… A moins que ce ne soit un sacrilège de penser ainsi…

« Qu’il revienne au printemps… Songeant à ce retour, à lui, à son beau visage brûlé de soleil qui se penchera vers le sien, Marie oublie tout le reste, et regarde longtemps, sans les voir, le sol couvert de neige que la lumière de la lune rend pareil à une grande plaque de quelque substance miraculeuse, un peu de nacre et presque d’ivoire, et les clôtures noires, et la lisière proche des bois redoutables. »

Toutes ces choses ont été vues, non pas dans la suite qu’elles ont dans le livre, mais séparément, et ces images quotidiennes, groupées selon l’ordre d’une histoire inventée, composent le roman. Il faut voir et il faut raconter : tout l’art tient dans ces deux verbes. La vraie merveille n’est pas ici dans l’arrangement ; elle est dans la permission qui fut donnée, à un homme des villes, de comprendre entièrement une nature si différente de la nôtre, une vie qui n’était ni la sienne, ni celle de ses proches. Sans doute, il a su découvrir le meilleur, le plus exceptionnel des postes d’observation : il a été quelqu’un de la ferme et quelqu’un de la forêt ; il a manié la hache avec Edwige Légaré, le tâcheron ; mangé la soupe aux pois de la mère Chapdelaine ; entendu la complainte, inégale selon les saisons, de la fatigue rurale ; il a lu dans les yeux qui ne se détournaient point. Mais cela explique en partie seulement la réussite d’une œuvre aussi difficile. Supposez qu’à la place de Louis Hémon un autre jeune Français ait fait le voyage ? Je le veux très bien doué aussi, prompt à s’émouvoir, assez maître de lui-même pour attendre les jours et ne pas trop interroger, capable de supporter des semaines de travail dans le bois, sous la piqûre des maringouins et des mouches noires et, ce qui est plus rude infiniment, la longue solitude intellectuelle : vous aurez, l’année suivante, un récit intéressant, vivant ; vous n’aurez pas Maria Chapdelaine. L’écrivain aura tenté une aventure dont il faudra qu’il se vante, au moins un peu ; il sera l’un des personnages de son livre, non le moindre ;