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sont pas ceux qui plaisent le plus au public. Je parle des modernes, car un Beethoven est toujours écouté religieusement ; mais Wagner lui-même est moins apprécié qu’un des vôtres.

La représentation de ce soir n’est pas de grand gala. Les vedettes ne chanteront pas. Le prix des places est en conséquence. Il n’est pas fixe, comme chez nous. Il dépend de la valeur des interprètes. La même loge de cinq places vaut 2 500 ou 5 000 couronnes. Le prix du « coupon » d’entrée qui donne juste le droit d’écouter debout, oscille de 16 à 30 couronnes.

On joue Mme Butterfly. Le spectacle de la salle m’intéresse plus que celui de la scène. Derrière le parterre, dans l’espace libre pour les occupants « debout, » spectateurs et spectatrices sont étroitement serrés l’un contre l’autre. Beaucoup de jeunes femmes, de jeunes filles. Elles suivent les péripéties, elles jouissent des chants, de la musique, avec une attention passionnée qui leur fait oublier la fatigue. Mais quand les dernières rumeurs de l’orchestre se sont tues, que les hautes lanternes japonaises longuement balancées sont devenues invisibles, les applaudissements crépitent, les acclamations montent avec les rappels.

La situation de directeur de l’Opéra de Vienne me paraît une charge peu enviable. L’Opéra est un théâtre d’État. Son budget a été considérablement augmenté. Cependant, le recrutement des artistes présente les plus grandes difficultés. Chacun d’eux demande un traitement d’au moins un demi-million de couronnes pour la saison, c’est-à-dire pour huit mois. Les vedettes sont plus exigeantes. Elles veulent être payées à la soirée. Si on leur refuse, elles se dépitent, parlent de s’en aller, de contracter des engagements à l’étranger. Ce ne sont pas toujours de vaines menaces. Beaucoup d’artistes viennois sont partis pour l’Amérique. Peu à peu, Vienne perd les chanteurs, les musiciens remarquables qui faisaient jadis sa réputation.

Pas de soirée au théâtre qui ne se termine par un souper. Souper modeste. Aux terrasses des cafés, la plupart des consommateurs se satisfont sagement d’une tasse de café au lait qui est presque assez sucré… Il est à peine dix heures. Hormis les trams, qui mènent grand bruit avec leurs triples voitures attelées en file, la ville est plus déserte, plus sombre que Paris à deux heures du matin.