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qu’on m’expliquât la différence entre le premier et le second prix, car j’étais incapable d’en démêler aucune. On me fit voir alors que le second prix, à l’endroit où le ventre rejoint la cuisse, était marqué d’une très légère inflexion. C’était autant de viande de moins. Le premier prix n’avait pas ce défaut. Il n’était qu’une masse de chair exacte et cubique. Un taureau qui atteint ces formes parfaites vaut parfois 400 000 francs. Naturellement on ne l’emploie pas au vulgaire travail de faire un veau à n’importe qui. Il produit lui-même des reproducteurs, qui ont la charge de l’accroissement du cheptel. Il n’est pas le père du troupeau ; il en est le grand-père. Ces bêtes prodigieuses sont d’ailleurs extrêmement fragiles. Mornes et immobiles, souffrant qu’on les approche et qu’on les caresse, ces taureaux n’ont pas l’ombrageuse fierté de leurs ancêtres. Ils sont mélancoliques comme des civilisés, et la tuberculose les guette.


IV. — LES GAUCHOS

En même temps que se produisait dans les campos uruguayens celle abondance du bétail, il se formait, du croisement des Européens avec les Indiens et parfois avec les nègres amenés d’Afrique, un type d’hommes nouveau : le gaucho. Vêtu d’une pièce d’étoffe ramenée entre les cuisses, et d’une autre où il passe la tête et qui fait manteau sur ses épaules, menant une vie errante, toujours à cheval, le gaucho, libre, paresseux, joueur, chevaleresque, cruel et brave, est un type qui disparait. Mais il est bien à l’origine de la race, et il est impossible, si on ne le connaît pas, de comprendre l’Uruguay d’aujourd’hui.

Ce cavalier solitaire est un poète. Il n’est pas un gaucho qui ne sache jouer de la guitare et chanter un couplet. Mais il y avait de plus dans cette société primitive, de véritables trouvères, les payndores. Il allaient à travers le pays, la guitare à l’épaule. On s’assemblait autour d’eux. Pendant des heures ils improvisaient, faisant rire et pleurer leur rude public Accueilli par les hommes, aimé par les femmes, le payador est, comme dit Alberto zum Felde, un aristocrate, la fine fleur de la société gaucho. On lui garde la meilleure place et le meilleur morceau[1].

  1. Alberto zum Felde. Proceso historico del Uruguay, Montevideo [décembre 1919].