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Souffrez que je m’en donne un peu aux dépens de la peinture moderne ; elle m’agace souvent comme le théâtre.


Cette page caractéristique montre qu’en art comme en science, Lippmann était avant tout un classique, et que, dans les domaines les plus différents, il portait les mêmes goûts de logique et de simplicité.

Affranchi de tout dogmatisme, Lippmann dont les parents étaient de confession Israélite ne se réclamait d’aucune école, ni d’aucune religion. Selon ses dernières volontés, ses obsèques furent purement civiles. Mais ses recherches l’avaient conduit depuis longtemps à une foi spiritualiste, voisine à certains égards de la théorie philosophique de l’harmonie préétablie. Ses amis l’ont vu souvent s’arrêter et méditer longuement devant les spectacles de la nature, grandioses ou infimes ; un scarabée dans la corolle d’une fleur ne le captivait pas moins qu’un paysage dans la montagne. Maintes fois, on l’entendit, après avoir observé le manège d’un oiseau ou les manifestations instinctives d’un insecte, résumer sa pensée en ces mots : « Tout a été prévu. » A un de ses amis qui l’interrogeait sur la conception générale de l’univers à laquelle un homme tel que lui était parvenu après tant de coups de sonde profonds dans les abîmes de l’inconnu, il répondait par ce mot digne de Pascal : « Comment l’absence de pensée pourrait-elle créer la pensée ? »

Son caractère était égal et serein. Une fois sorti du laboratoire, il laissait de côté les préoccupations de sa journée laborieuse. Un autre savant illustre, Helmholtz, me racontait que pour se détendre l’esprit, il allait presque chaque soir dans les petits théâtres et que rien ne le reposait mieux des abstraites préoccupations des mathématiques que les calembours ou les quiproquos des vaudevilles. Plus fin, Lippmann n’éprouvait pas le besoin de tels délassements, mais, pour se reposer, il lisait volontiers des revues anglaises, notamment le Punch, et de l’autre côté de la table, sa femme l’entendait rire silencieusement, mais parfois jusqu’aux larmes, de l’humour anglais. Une goûtait qu’à demi le théâtre contemporain : le jeu artificiel des acteurs l’agaçait. Comme beaucoup de lettrés, il préférait la lecture des chefs-d’œuvre de la scène à leur représentation. Il savait par cœur des actes entiers de Shakspeare, de Molière, de