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finesse et de la distinction de ses manières. Les lettres et les arts n’avaient pas de secrets pour elle. Son cœur était à la hauteur de son esprit. Gabriel Lippmann rencontra en elle une nature d’élite capable de comprendre et de pénétrer la sienne. Il lui demanda de partager sa vie. Dès lors, elle ne vécut plus que pour lui, effaçant sa personnalité devant la sienne, habile à créer autour de lui cette atmosphère de tranquillité et de sérénité si nécessaire au chercheur. Dans l’intimité de chaque jour, elle s’associa non seulement à ses réflexions morales et philosophiques, mais encore à son travail scientifique. Ses intimes savent avec quelle habileté consommée, elle s’était peu à peu rendue maîtresse de la délicate technique de la photographie en couleurs : c’est à elle que sont dus la plupart des splendides paysages que Lippmann projetait dans ses conférences et à la vue desquels s’élevait toujours dans le public un long murmure d’admiration. !

Ce fut sans doute dans ses conversations journalières avec le célèbre auteur du Cheval de Phidias que Gabriel Lippmann, familiarisé dès son enfance avec les arcanes de la musique, s’initia à l’appréciation des nuances les plus délicates de la peinture et des arts plastiques. On appréciera la qualité de son jugement par une lettre curieuse qu’il adressait à son beau-père au moment de l’Exposition universelle de 1900.


Je vous signale une pièce rare que madame d’Abbadie m’a montrée hier et qui m’a vivement intéressé. C’est un tableau grec, représentant Cléopâtre et son aspic, fait à l’encaustique par un artiste contemporain ; d’aucuns disent que c’est le tableau qu’Auguste traînait derrière lui en triomphe, faute d’avoir eu la reine vivante. Ce n’est pas que je m’intéresse outre mesure au nez de Cléopâtre. Mais ce qui m’a frappé, c’est la sobriété et la dignité tout antiques de la composition. Au premier abord, c’est un portrait vu de face, coupé à la ceinture. En réalité, c’est la mort de Cléopâtre. On montre l’aspic. Le reste du drame est dans l’attitude : la bouche contractée et entr’ouverte comme pour le râle, les yeux déjà renversés. Mais l’artiste a dédaigné de faire les joues pâles ou ravagées. La santé est parfaite, sauf la mort qui est là. Un peintre d’aujourd’hui eût-il ainsi concentré ? Voyez-vous le même sujet mis au concours à l’École des Beaux-Arts ? Que de lits magnifiques, de draperies, de chapiteaux, de ciels bleus et d’esclaves éplorées ! Que d’ibis, que d’éventails, que de chevelures noires éparses, que de marbres verts, que de voiles en désordre !