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Le bouillonnement de ces étranges passions n’est pas moindre parfois dans les petites chaudières closes, microcosmes ignorés du public. Qui dira les jalousies féroces des érudits, des médecins, des théologiens ? Il est des spécialistes qui seraient prêts à s’égorger pour un point sur un i, pour une virgule, pour un insecte, pour un lichen. Dans les dernières années de sa vie, Lippmann était troublé du tour mystique et forcené donné par ses partisans à la récente doctrine de la relativité. Prônée par les uns comme le début d’une ère nouvelle de l’esprit humain, traitée dédaigneusement par les autres de « joyeuse plaisanterie, » cette théorie a le don de passionner à la folie quelques-uns de ses adeptes. Lippmann s’effrayait de leur âpreté : « C’est un fanatisme nouveau ; ils feraient emprisonner ceux qui ne sont pas de leur avis. »

Le trait le plus inattendu de ces théories, — scandale pour les uns, miracle pour les autres, — est la suppression de l’ancienne notion de temps. Pour deux personnes un moment réunies, séparées, puis réunies de nouveau, le temps écoulé entre le départ et le retour n’est pas le même ; il est d’autant plus court qu’on se meut plus rapidement ; il serait nul, si l’on voyageait avec la vitesse de la lumière ; si l’on se déplaçait plus vite que celle-ci, on serait revenu avant d’être parti. Depuis longtemps, les théologiens ont dit que le temps n’existe pas pour la Divinité. Mais l’infirmité de notre esprit a peine à se hausser à ces abstractions, et à rompre avec des habitudes, fruit d’une expérience millénaire. Quoi qu’il en soit, si l’on se rallie à ces vues, elles présentent sous un jour nouveau des problèmes aussi vieux que l’humanité et sur lesquels on pouvait croire que tout avait été dit : la vie et la mort, la jeunesse éternelle, l’immortalité.

Lippmann ne croyait guère à la légitimité de cette métaphysique aventureuse que l’on a prétendu tirer de certaines formules mathématiques. Son dernier travail, publié après sa mort, est un mémoire, où, avec sa brièveté accoutumée, il donne à entendre que ces conséquences paradoxales proviennent de confusions verbales, et qu’on réunit sous un même symbole algébrique, censé représenter le temps, des grandeurs physiques, différentes suivant les cas, et qui tantôt offrent le caractère de variables indépendantes, tantôt au contraire ne l’offrent pas. C’est ce qu’il exprimait familièrement quand il disait de