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l’initiateur de ces théories : « Il joue admirablement aux cartes, mais il change sans cesse de jeu. »


L’idée de quitter à l’heure de la retraite le laboratoire où s’était écoulé le meilleur de sa vie, avait longtemps attristé Lippmann. Mais„ avec cette sagesse qu’il portait en toutes choses, il avait fini par en prendre son parti et presque par s’en féliciter. « Je serai heureux, disait-il, de me reposer de l’enseignement. Je me donnerai alors tout entier à des travaux d’astronomie auxquels je pense depuis longtemps. » Resté jeune de corps et d’esprit, il envisageait l’avenir avec confiance. Son père et sa mère avaient l’un et l’autre dépassé l’âge de quatre-vingt-dix ans, et, tout en connaissant l’incertitude de la destinée, il ne s’interdisait pas les longs espoirs et les vastes pensées. Il était convaincu que les grands problèmes scientifiques peuvent attendre. Use traçait des programmes lointains et disait : « Dans dix ans, je commencerai à m’occuper de cette question. »

Il y a quelques années, le hasard d’une course à bicyclette m’avait amené dans un des sites les plus déserts de la région de Fontainebleau, à mi-pente du monticule sablonneux où s’étagent les tombes du cimetière d’Arbonne. La bêche à la main, un vieux fossoyeur poursuivait son travail. « Je prépare la tombe de Martin, qui est mort hier, » me dit-il. Puis, me montrant une croix voisine : « C’est là qu’il y a trente ans, j’ai enterré son père. » Et, désignant du doigt une place en contre-bas, il conclut tranquillement : « Et voilà où j’enterrerai son fils. » Je le regardai, un peu effaré.

Peut-être, après tout, cet humble avait-il raison. Peut-être le dernier mot de la sagesse, pour l’ouvrier terrestre, est-il de continuer sa tâche jusqu’au bout, l’outil à la main. Lippmann se savait mortel ; un jour, l’ayant revu à la suite d’une grave maladie, émacié, un peu pâle, mais toujours calme, je fus frappé de l’accent avec lequel il me dit qu’il avait regardé la mort en face et qu’elle n’avait rien de si terrible. Il se savait mortel, mais il jugeait qu’il est d’un homme d’agir comme s’il avait l’éternité devant lui.


DANIEL BERTHELOT.