et lui ont valu le nom de « pionnier » qu’un critique (après la mort du nôtre) lui décerna. Bien avant Taine, Montégut aborda chez nous le roman anglais ; le premier en 1847, il parla dans la Revue d’Emerson, et c’est à lui que Carlyle, quelques années plus tard, signala les premiers poèmes d’Elizabeth Browning.
De combien de volumes se compose l’œuvre de Montégut ? D’une cinquantaine, peut-être davantage, car sa curiosité s’est portée sur tous les sujets : histoire, critique française et étrangère, questions sociales, voyages, beaux-arts, théâtre ; on lui doit aussi une traduction de Shakspeare, « la meilleure, » dit Eugène-Melchior de Vogüé.
Cependant ne vous avisez pas de rechercher ces volumes en librairie ; l’éditeur lui-même ne s’intéresse plus à cet auteur trop fécond : il y a beau jour que ses ouvrages ont été livrés au pilon.
Ce fut un homme singulier qu’Émile Montégut, effacé parfois et modeste, se livrant peu ; pourtant ce caractère réservé couvait un perpétuel enthousiasme. Il s’y abandonnait lorsqu’il se sentait entouré d’amis, et devenait alors étincelant et surprenant. Parfois aussi, il vivait dans son rêve, s’emportant pour des questions d’idées ou pour des abstractions. Un jour, quittant son travail, mais encore absorbé par lui, Émile Montégut rencontra un de ses amis et lui confia la récente indignation que lui causait le caractère de Bolingbroke : « Quel misérable ! » On aurait pu croire, à voir le critique frémissant, et le sang aux pommettes, que Bolingbroke, dans le vestibule, venait, sur l’heure, de le trahir.
Mon père disait de Montégut : « Il éclate quelquefois comme un boulet de canon ; » et encore : « Montégut arrive le soir, s’assied dans un coin, il est sombre, muet, paraît absorbé. Vers minuit on entend un éclat de voix : c’est Montégut qui « entre en scène. » Une idée a passé, elle lui a plu, il l’a enfourchée et le voilà parti, éloquent, ingénieux, étourdissant. » C’est alors, ainsi que Brunetière l’a remarqué, « que la vivacité presque fébrile de sa parole, semblait suffire à peine à la vivacité de sa pensée[1]. »
Combien d’hommes de lettres ont puisé dans la richesse de cette œuvre ? Oh ! discrètement ! — Lui généreux, insouciant,
- ↑ Brunetière, Émile Montégut. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 décembre 1895.