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pèlerins. Pour un parat ils obtenaient un pain qui devenait si volumineux qu’on devait l’emporter sur l’épaule...

Dans la maison des tombeaux, contiguë à sa mosquée, sous une coupole peinte, entouré de ses fils, Suléïman repose. Il est couché dans une sorte de catafalque, en bois, drapé d’étoffe verte, sur lequel des mains pieuses ont disposé des tissus brodés. Auprès de lui son drapeau surmonté du croissant. A pas discrets, une femme va et vient entre les cercueils, époussette les dalles, fait le ménage des morts. Et, les musulmans, lorsqu’ils disent leurs prières, ne manquent pas d’adresser une pensée reconnaissante à Suléïman bey endormi au fond de sa maison soignée, qui songea dans sa sollicitude ingénieuse aux besoins de leur âme, sans oublier les corps, leur nourriture et le bain qui les purifie.

Sans doute, ce fut Suléïman qui planta devant la mosquée et en face d’elle ces cyprès, aujourd’hui si touffus et si sombres. Ainsi régla-t-il l’ordonnance de cette place, qui est le cœur même de Tirana, et où l’on ne passe jamais sans s’arrêter, saisi par sa grandeur mystérieuse : dans le cadre puissant des cyprès, les vieux tombeaux, entourés d’une arcade, à ciel ouvert pour que la bonté de Dieu descende sur l’occupant, la longue façade basse du séminaire et, de l’autre côté, la mosquée et la maison des tombeaux dont les murailles sont décorées de fleurs peintes, d’arabesques, de fruits, de paysages. Des stèles peuplent tous les espaces libres.

Lorsqu’on les mène au cimetière en dehors de la ville, les morts, une dernière fois, traversent cette place. On les dépose sur cet autel au pied des cyprès, pendant la prière. Autour d’eux se poursuit le dialogue muet des pierres tombales, qui portent, en caractères sculptés, un verset du Coran.

Tandis qu’ils sont là couchés dans l’ombre étroite, les perspectives de la vie les enveloppent-elles encore une fois ? Sont-ils encore sensibles à la grâce mystique de leur cité, à son clapotis d’eau courante, à l’ombre douce de ses vieux arbres ?

« Celui qui pardonne tout... » disent les vieilles pierres.

« Oh quelle douleur que cette mort !... » reprend le chœur des hommes.

« Celui qui est le Créateur éternel...

« Que sa place soit dans le paradis de l’Eden... »