Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 11.djvu/112

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

appartiennent à la secte des bektachis, particulièrement libérale.

Il y a quelques jours, un officier albanais chrétien étant mort, on célébra le service funèbre dans l’église orthodoxe de Tirana. Les mahométans prirent part à la cérémonie, et portèrent un des cordons du poêle. Les hodjas tenaient les cierges. Le prêtre chrétien rendit hommage à Mahomet et le prêtre musulman loua Jésus-Christ…

C’est ainsi que les Albanais comprennent l’union de la Croix et du Croissant que l’Occident n’a jamais cessé d’opposer…

Peu de jours après notre arrivée, nous avons vu s’éclairer le visage du ministre des Affaires étrangères : une dépêche venait de parvenir à Tirana : l’Angleterre, conseillée par la France, renonçait à soutenir les prétentions des Grecs sur Argyrokastro et Korça. Une grande espérance était permise : le Sud de l’Albanie était sauvé. Cependant aucune manifestation bruyante ne vint interrompre les occupations quotidiennes, aucun cri de triomphe ou de haine. Seulement ces yeux qui souriaient, cette question posée à mi-voix : Vous savez ? Vous connaissez la dépêche ?

À onze heures du soir, un bruit de piétinement continu devant la maison m’attira à la fenêtre. Et par les interstices du moucharabieh, j’aperçus à la lueur des torches une foule massée, extraordinairement silencieuse comme le sont les foules albanaises. Des drapeaux flottaient sur cette masse immobile. Tout à coup, une voix s’éleva qui dit en français :

— Nous avons reçu une bonne nouvelle… Nous sommes venus pour vous l’apprendre… parce que vous êtes nos amis…


Un pays qui se crée, improvise à la fois ses lois et ses routes, ses écoles, sa police, son armée, ses hôpitaux, et voit contester ses frontières qu’un traité, auquel il ne prit point part, lui imposa tout en l’amputant, et au même moment, doit se défendre et combattre, et s’adresse vainement à l’Europe indifférente, — telle est l’image pathétique, renouvelée à chaque étape, que, d’un bout à l’autre de son sol, nous a offerte l’Albanie.

Une seule chose stable, fixe, éternelle, c’est l’ardente aspiration à la liberté qui poussa ces montagnards, pendant cinq siècles, à se révolter continuellement sous le joug turc, la notion de son droit imprescriptible et l’unanime volonté de mourir