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on pensât à l’un d’entre eux, parfois : à Stevenson, pour la poésie de ses histoires des îles océaniques ; à Conrad, pour ce goût profond de la vie maritime, ou pour un même arôme de fumée dans les cabarets de marins des grands ports ; à Kipling, pour des accents aigus et brefs, dans la description et le dialogue.


Le héros de Martin. Eden, qui a jusqu’aux traits de Jack London, est un matelot [1]. A vingt ans, par suite d’un hasard de camaraderie, il est amené un jour dans une riche maison bourgeoise d’Oakland. Il s’y déplaît, et en même temps il est ébloui. Il découvre là un monde insoupçonné, composé d’argent, d’esprit, de bibelots, et de femmes raffinées. Il s’éprend, pour la fille de la maison, Ruth, jeune fille gentille et mièvre, d’une sorte d’idolâtrie tout intellectuelle, qui transforme sa vie.

Pour devenir digne d’elle et être un jour en mesure de la faire sienne, par goût naturel aussi de s’élever, de savoir, il se met à étudier fébrilement. Une telle fébrilité est, dès lors, le caractère dominant de ce Martin Eden, transporté brusquement de la vie physique dure et saine à la vie intellectuelle la plus folle. Il lit, il cherche, il apprend. Quand sa paye de marin est épuisée, il signe un engagement nouveau, puis avec ses gages de mer il revient étudier. Il est en proie aux livres et à la pauvreté. Mais il voit son idole. Il se rapproche d’elle pas à pas. Et il l’émeut. Nullement pour son effort intellectuel, mais pour sa force physique, Ruth est touchée par lui. Elle est impressionnée par sa jeune vigueur, par le rayonnement de sa personne, par sa vitalité, et l’attrait physique la jette un jour aux bras du jeune homme, arrachant à sa prudente petite nature une promesse de mariage, qui ne se peut du reste réaliser que deux ans plus tard, et soulèvera contre elle, bien entendu, l’hostilité de ses parents. Nous voyons ici une jeune fille étrangement libre, qui a de multiples rendez-vous, chez elle ou au dehors, avec ce marin échappé des bagnes ; et quand la mère de cette jeune personne commence à s’inquiéter des conséquences possibles du goût de sa fille pour un homme qui n’est réellement pas « de son monde, » le père objecte tranquillement que sa fille était insensible et qu’elle avait besoin d’être « réveillée. »

  1. Martin Eden, public en 1909. Traduit en français par Claude Cendrée, Paris, édition française illustrée, 1921.