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Pourtant il est possible aussi, — et j’inclinerais volontiers à cette interprétation, — qu’avant de se cristalliser dans l’incroyance définitive, la pensée de Lamennais ait eu, comme il arrive si souvent en pareille matière, des allées et venues, des reprises, des repentirs, des retours en arrière, itus et reditus, comme eût dit Pascal, et qu’il y ait eu chez lui un mélange assez singulier, mais très humain, d’idées et de velléités contradictoires.

Parmi ses papiers inédits de cette époque, M. Duine a retrouvé la belle page que voici : « Jésus, fils de Dieu et fils de l’homme, je vous adore tel que vous étiez avant tous les temps, alors que des hauteurs de l’éternité, la création s’épanchait de votre main comme une avalanche de mondes ; je vous adore tel que vous apparûtes au milieu des temps, faible comme le roseau qui ondoie sur le bord du marécage. Vous vîntes, et la terre tressaillit de joie, et la race humaine affaissée sentit la vie couler en elle. Altérée, elle but à longs traits et la foi et l’amour et l’espérance inépuisable. » Cette page est d’une orthodoxie parfaite. M. Duine croit qu’elle est de 1833 plutôt que de 1834. Mais quand il serait prouvé qu’elle est postérieure à la lettre à Mme de Senfft, il ne faudrait pas s’en étonner. Je la verrais très bien, pour ma part, contemporaine de ces autres pages inédites, mais datées, et qui, n’ayant rien de très spécifiquement chrétien, pourraient être d’un pur déiste, à la Rousseau : « Mon âme, fortifie-toi, car, bientôt, tu n’auras plus que Dieu. Les hommes s’en vont et te laissent seule. Tu as aimé la vérité et la justice ; tu as voulu cela, rien que cela ; et eux, ce qu’ils aiment, c’est l’opinion qui flotte et qui passe ; ce qu’ils veulent, c’est un mol chevet pour y reposer leur tête. Mon âme, fortifie-toi, car tu as encore à souffrir beaucoup ; il reste encore au fond du calice quelques gorgées de lie qu’il faudra bien que tu boives. Reçois ce breuvage de la main du Père ; tout ce qui vient de lui est bon : tu le sentiras plus tard. » (7 mai 1834) — « Ils disent que je suis seul. Quand le Christ mourut sur la croix, il était seul aussi... Je leur avais donné du lait, ils l’ont changé en venin (13 juillet 1834). [1]. »

  1. Citons encore ici, pour la beauté de la forme, quelques-uns de ces fragments d’un journal inédit. — (7 mai 1834) : « J’étais comme un arbre chargé de feuilles et couvert de fleurs. Les fleurs sont tombées : les feuilles sont tombées au souffle de la tempête ; elle a brisé jusqu’aux branches mêmes, et le vieux tronc maintenant est là solitaire et dépouillé. Les pluies ne le ranimeront plus. L’eau des nuées, chassée par les vents, coule sur sa sèche écorce, à travers la mousse, et rien ne reverdit. » — (8 mai). « Je viens de revoir le lieu où je souhaite qu’on dépose mes os. Un rocher, un chêne qui croît dedans, c’est là tout. Pauvre chêne, tu seras mon dernier et mon fidèle ami. Lorsque tous auront dit : « Je ne le connais point ! » toi, tu me connaîtras encore et me protégeras de ton ombre. Puis, viendra un jour où tu plieras aussi sous le temps, ou sous la cognée ! Alors, je tressaillerai une dernière fois sur la terre. »