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direction morale si différente, il faut que leurs divergences d’idées et de caractères aient été singulièrement profondes ; et l’on est conduit à penser qu’avant de se convertir à vingt-deux ans, le futur auteur des Paroles d’un croyant était allé assez loin et s’était attardé bien longtemps dans la voie de l’indifférence religieuse. Bien des choses nous échappent de ce premier Lamennais d’avant la conversion. Nous en savons assez cependant pour entrevoir en lui des chocs, peut-être douloureux, d’opinions contradictoires, un développement moral heurté, bref, des sautes d’humeur et d’idées qui auraient pu inspirer quelques craintes pour la parfaite solidité de ses convictions futures.

Franchissons une trentaine d’années. De la crise d’âme qui, à cinquante ans, a fait sortir Lamennais de l’Eglise, nous voudrions tout connaître. Nous voudrions pouvoir suivre, jour par jour, la lente évolution qui l’a détaché des croyances où, si longtemps, il avait apaisé l’inquiétude de sa pensée et l’ardente mobilité de son cœur. Là encore, un mystère plane qui, très probablement, ne sera jamais parfaitement éclairci. Lamennais a dû emporter avec lui son secret dans la tombe. « Il n’a fait, dit très bien M. Duine, aucune confidence sur l’heure de la rupture intérieure... Ses combats douloureux, il les a ensevelis au plus profond secret de sa vie intime, affectant, au contraire, de proclamer, comme un défi à ceux qui le condamnaient au nom de Dieu, la paix, la satisfaction, le bonheur de son âme. » Et il conjecture que la foi de Lamennais en la divinité du Christ a dû s’écrouler avant même que l’encyclique Singulari, qui condamnait les Paroles d’un croyant (25 juin 1834), n’eût rompu les derniers liens qui l’attachaient encore à la Papauté. Il note en effet, dans une lettre à Mme de Senfft, sous la date du 27 avril 1834, les paroles suivantes qui sont comme le leit-motif des Notes et Ré flexions, purement rationalistes, dont, en 1846, il a accompagné sa « traduction nouvelle » des Evangiles : « Nous oublions trop qu’ici-bas notre existence n’est qu’un combat, un effort douloureux pour remonter à l’état d’où nous sommes déchus ; et ce qui est vrai pour chacun de nous est vrai pour les peuples, pour l’Humanité entière. Jésus-Christ n’en est-il pas le vrai type aussi bien que le chef ? Qui a plus combattu, plus souffert que lui ? Et tout cela sur la terre n’a dû aboutir qu’à un tombeau. » La conjecture est fort plausible.