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L’Impératrice affolée aurait souhaité tout d’abord entretenir l’Empereur de ses craintes, et s’entendre avec lui pour les précautions à prendre ; mais elle ne peut lui parler, tant il est absorbé par son hôte et elle tient avant tout à ne pas alarmer Alexandre, dont elle a constaté la nervosité. Elle doit donc se résigner au silence et conserver ses angoisses pour elle seule. Il s’agit d’arriver au château le plus tôt possible : elle monte dans l’un des chars à bancs qui devaient conduire les invités, elle fait asseoir le Tsar auprès d’elle et invite Napoléon à se placer de l’autre côté d’Alexandre. Celui-ci se trouve donc serré entre les deux souverains qui l’entourent comme deux gardes du corps : pour atteindre l’hôte, il aurait fallu commencer par frapper les châtelains.

Le trajet s’effectua sans incident. On arriva au palais, et l’Impératrice, qui avait été tourmentée pendant la route, se sentit un peu rassurée. Mais elle n’avait pas encore pu confier ses angoisses à l’Empereur qui projetait de cavalcader dans la forêt. En descendant de voiture, Napoléon s’approcha d’elle et lui demanda pourquoi elle était à la fois silencieuse et agitée... Elle profita d’un moment où le Tsar causait avec son fils pour transmettre rapidement à son époux les recommandations du préfet de police et lui répéter qu’à aucun prix on ne devait laisser sortir Alexandre du palais pendant toute la journée. Il fallait donc s’ingénier à lui trouver des distractions entre les quatre murs... On déjeuna, on prolongea le repas le plus longtemps possible, mais après ?... Comment garder l’Empereur, comment l’empêcher de sortir ? Comment l’occuper ? l’amuser pendant douze heures ?. .

L’Impératrice commença par offrir à son hôte de visiter le palais dans tous ses détails. Elle l’accompagna de la cave au grenier, déploya son esprit et son érudition pour lui conter des anecdotes piquantes sur chaque chambre ; elle évoqua les souvenirs de la reine Christine de Suède et de Monaldeschi, de Louis XIV, de Napoléon Ier ; elle lui montra la table où fut signée l’abdication, elle appela tous les souverains à son aide, elle cita les mots historiques, — et même apocryphes, — rechercha ses souvenirs personnels ; elle lui montra les pièces les plus importantes du musée chinois, les vases d’or du temple du Ciel, elle énuméra les dames du décaméron de Winterhaller...