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la rivière. Au loin, par ce matin clair et ensoleillé, on voyait, bleue de brouillard, la chaîne des monts du Caucase. Sur la pente raide, conduisant à la rivière, se tenait notre vieux chef, le général Alexéïeff, regardant les troupes traverser le gué. Vision épique et dont j’aurais voulu éterniser l’image !

Nous pensions que l’armée d’Erdeli se battait avec les bolchévistes quelque part dans les monts. Il fallait la chercher à tâtons. Un moment, il nous sembla que nous avions perdu le contact avec l’ennemi ; mais, dès le lendemain, nous dûmes reconnaître notre erreur. Notre convoi tomba sous un violent feu d’artillerie : il fallut l’habileté de notre manœuvre, combinée avec l’irrésolution des artilleurs rouges, pour nous épargner de grandes pertes.

Le jour suivant, nos armées durent encore soutenir un combat assez sérieux à la traversée de la rivière Bielaïa, près du village Philippovskoïe. Nous ne savions toujours pas au juste où nous allions. Nous avancions à grand peine, parallèlement à la rivière Kouban, dans la direction du Sud-Est. Soudain nous aperçûmes des éclairs qui sillonnaient la montagne, et un grondement lointain se fit entendre. Je marchais avec un officier d’artillerie. Il s’arrêta :

— Il n’y a pas à s’y tromper, me dit-il, c’est l’artillerie que nous entendons...

L’armée mystérieuse du Kouban, que nous croyions forte de plusieurs milliers d’hommes, était quelque part près de nous, engagée dans un combat.

— Sommes-nous loin du feu ? demandai-je.

— Vingt kilomètres environ, répondit l’officier, bien que dans les montagnes l’évaluation soit difficile.

J’avisai l’aide de camp du général Alexéïeff, le capitaine Chaperon du Larré, et lui rapportai ma conversation avec l’officier d’artillerie.

— Il faut, me dit-il, en informer le général.

Au milieu des fourgons, sur une simple charrette conduite par un ancien prisonnier de guerre, un jeune Autrichien d’une honorable et riche famille, notre vieux chef était assis, une vieille couverture jetée sur lui. Il souffrait d’une cruelle maladie des reins, mais rien ne pouvait le décider à changer de mode de locomotion. Derrière sa voiture, roulait celle de Mme Schtetinine, l’ange gardien de notre « vieillard. »