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les murs et les enclos, avec de continuels arrêts pour nous laisser passer mutuellement.

Je me rappelle avoir un moment dépassé une belle et fraîche jeune fille vêtue d’un uniforme de soldat, son béret crânement posé sur l’oreille droite parmi les boucles noires de ses cheveux. Je ne sais pas quel était son nom, mais je sais que, comme tant d’autres, elle est tombée au champ d’honneur.

Il m’arriva ainsi de me trouver séparé de mon détachement. Le soleil déclinait. Je hâtai le pas, marchant à l’aventure à travers champs. Mon âme était accablée de tristesse.

« Combien de temps encore, me demandais-je, devrai-je marcher dans cette boue, aller sans but, sans savoir où ni pourquoi ? »

Tout à coup, venant à ma rencontre, deux cavaliers, un homme et une femme, surgirent de l’ombre. Je les appelai et leur demandai quelle distance me séparait encore de Novo-Dmitrievsk (je l’évaluais à 7 ou 8 kilomètres). Ils se prirent à rire et me jetèrent, en manière de réponse, un chiffre démesuré, impossible. Puis, ils disparurent dans la nuit. Quelles étaient ces deux étranges apparitions ? Qui donc se promenait à cheval, la nuit, au plus fort de la guerre civile ?

J’avais froid, la solitude me pesait et j’aspirais à trouver un abri. Quel abri ? où cela ? Où y avait-il pour moi une maison ?

Soudain, à ma droite, j’aperçus une tache blanche. En regardant plus attentivement, je reconnus un chien.

J’aime beaucoup les chiens : je sifflai celui-là comme j’avais coutume de siffler mes fidèles cabots. La tache se décolla de terre et se précipita sur moi. En un instant, je ne fus plus seul : le chien, un grand « berger » blanc et jaune, gambadait autour de moi, me sautait à la poitrine, me léchait la figure, en proie à une folle joie.

Pourquoi ces démonstrations joyeuses ? D’où venait-il dans cette nuit froide ? Pourquoi me rencontra-t-il à cette minute où ma tristesse sombrait dans le désespoir ?

Je me mis à lui parler, tantôt en russe, tantôt en anglais. Il avait l’air de me comprendre, et la marche me devenait plus facile. Il galopait dans la plaine, poursuivant je ne sais quel invisible but, mais, au premier sifflement, au premier appel, come here, il rev nait, bondissait autour de moi, ou trottinait docilement à mon côté.