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fauve, le tintement de l’outil sur la pierre qui le bat pour l’aiguiser, la chanson des faucheurs qui rythme l’ouvrage, et, tout autour, dans les bois, au flanc des coteaux, ce peuple d’échos soulevés par la voix de l’homme, l’éclat du fer frappe ou la plainte de la matière abattue. Je n’ai point entendu non plus le rire des merles jailli soudain d’une lisière atteinte, que l’approche de l’homme fait lever. Les merles, curieux à l’excès, qui connaissent les gens et les bêtes mieux que personne, qui viennent surveiller sous la feuillée les travaux entrepris, et qui, surpris, fuient à tire-d’aile comme des éclairs noirs dans l’épaisseur du taillis. Tous ces bruits commençaient dès que l’homme mettait le pied dans le champ. On le voyait attaquer la pièce, dominant la nappe de l’œil et du front, avec un air souverain, un air de maître qui dispose des choses à son gré. Et toute cette richesse s’écroulait à ses pieds, et il allait, animé de beaux gestes équilibrés, parmi l’émoi sonore qu’il éveillait.

Les temps pèsent sur nous. Il n’est plus possible d’assembler des équipes de faucheurs, de ces piquets solides de garçons qui restaient penchés tout le jour sur l’outil, quel que fût le poids du soleil ou du grain. Le manque de bras s’aggrave. Il a fallu songer partout aux instruments de remplacement, et faire achat ou location de machines, et les mettre à l’ouvrage, à défaut des mains perdues. On a équipé des faucheuses en moissonneuses rudimentaires ; les plus fortunés ont acquis ou retenu des moissonneuses-lieuses qui coupent, mettent en gerbe et lient à la fois le blé. Il y aurait lieu de se réjouir, en présence de l’économie de personnel, de peine et de temps réalisée par là si la mesure n’était le signe de l’abandon des champs ou du fléchissement de la natalité. Plus nombreux, nos paysans n’auraient certes point pensé à user si abondamment de ces outils, aimant à brasser eux-mêmes leur récolte. Bien entendu, l’homme n’est plus le maître de son action. Il ne peut plus muser, rire, chanter, absorbé qu’il est par le fonctionnement du mécanisme, esclave du jeu d’organes rigides, sur lesquels la goutte d’huile nécessaire aux rouages ne saurait cesser de couler. Et les beaux bruits qu’il soulevait se sont tus, qui l’environnaient et le récréaient dans son labeur. Les machines ont bien leur son, mais sec et saccadé comme leurs mouvements, qui tient du crissement aigu de la cigale, et dont l’écho n’est plus qu’un battement précipité.