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J’ai feuilleté, à ce propos, le livre de Jean de Heugarolles. C’était l’époque où il abandonnait la chasse, accrochait son fusil graissé au-dessus du manteau de la cheminée, où il délaissait même son violon, son profond violon au chant humain, non qu’il fût rassasié de l’entendre frémir, non qu’il renonçât à forcer le poil ou à tirer la plume par respect pour la loi, lui qui, sur le bien, aussi loin qu’il s’étendait, prétendait en user à sa guise, en libre possesseur de l’eau, du sol et de l’air : mais parce qu’il menait au chantier son peuple de tâcherons, levé avant eux, couché après.

Et sa courte pipe ne cessait de fumer à sa bouche, tandis que sa blague à tabac, faite d’une vessie de cochon, circulait de main en main... Ah ! Jean de Heugarolles se souciait peu du manque de bras. Les domaines alors avaient l’aspect de colonies, avec leurs maîtres-valets, leurs bouviers, leurs charretiers, leurs « brassiers » ou ouvriers de main, qui ne touchaient jamais aux attelages, et leurs spécialistes même, comme les « baradès, » les tailleurs de tertres, de fossés, de caniveaux et de haies, qui élevaient ou entretenaient les séparations du bien et en assuraient l’irrigation. Ils plantaient aussi : des peupliers et des Saules, le long des ruisseaux et des bas-fonds, pour alimenter la maison de planches et de cercles, et de l’aubépine sur les talus. Ils avaient soin de la mélanger de rose et de blanche, afin qu’au printemps ces douces couleurs alternées fissent frais et joli aux yeux... Je ne parle point des femmes qu’on appelait au moment des grands travaux, à qui l’on distribuait des tâches définies, à elles réservées depuis des siècles. Nombre d’elles, au reste, « suivaient » les hommes, et ne se seraient pour rien au monde laissé distancer. Ainsi l’ancien voltigeur partait à la moisson, la rosée à peine dissoute, au milieu de son petit peuple agile dont les voix sonnaient dans l’aurore, les unes comme du bronze, les autres comme de l’argent, et l’on eût dit de loin des sonnailles accordées.

Voici ce qu’ils faisaient en ce temps-là Tous les blés étaient mis en billons. On les coupait à la faucille, croissant d’acier extrêmement affilé, à manche court, que l’on maniait de la main droite. Tout le monde dans les domaines et les métairies prenait part aux moissons, sauf les vieilles gens qui restaient, les hommes aux soins du bétail, les femmes à ceux de la maison. Les enfants gagnaient aussi le champ, ravis de s’ébattre